Le puits à degrés d’Adalajj : le mélange de styles hindou, jain, musulman, ainsi que les représentations mythologiques sont tout simplement à couper le souffle.

En vérité, je ne voyage pas, moi, pour atteindre un endroit précis, mais pour marcher : simple plaisir de voyager.

 

Robert Louis STEVENSON (1850 – 1894)

Voyage avec un âne dans les Cévennes

Nous partons pour le puits à degrés d’Adalaj

Au programme de cette première étape au Gujarat, le merveilleux puits à degrés d’Adalaj et les maisons Bohras de Sidhpur.

La journée avait plutôt mal commencé. Impossible de prendre le moindre petit déjeuner. Et pour moi, à cette époque-là, c’était le repas le plus important, me régalant de parotha, samosa, masala dosa, appam, idli, upma… Car je sautais le repas de midi.

Tant que je n’avais pas déjeuné j’étais incapable de commencer ma journée, ni même de prononcer une parole. Et plus le temps passait, plus l’humeur morose se muait en humeur excécrable. Dans le pire des cas il me fallait au moins deux ou trois thés pour sortir des brumes de ma nuit.
Nous avons cherché partout, mais en vain. Décidément le Gujarat me surprenait. Après avoir marché un bon moment nous avons réussi à dénicher un débit de thé plutôt glauque, mais c’était ça ou rien du tout.

Nous ne fûmes pas mécontents de quitter Ahmedabad.

Un chauffeur trop zélé

J’appréhendais un peu le premier contact avec un chauffeur inconnu. – Nous l’appellerons Rajesh -. Ce fut avec juste raison car même s’il se montra particulièrement jovial et sympathique, je compris tout de suite qu’il arrivait avec l’intention de prendre en charge notre voyage. Je dirais même prendre le commandement de notre plan de route et de visites. Dès les premiers mots échangés, j’ai eu le sentiment qu’il allait falloir batailler pour qu’il respecte mon projet et ne m’impose pas le sien.

Dans ces cas-là, tout de suite une pointe de contrariété vient gâcher le plaisir du voyage car je ne sais pas faire l’Indien. Je veux dire, faire passer la pilule avec le sourire et des propos suaves. Moi, je deviens aussitôt le hérisson qui se met en boule. Je n’ai pas haussé le ton puisqu’il était adorable, mais je me suis fermé comme une huître, ne sachant comment lui dire que le « capitaine » c’était moi et pas lui. Je n’aurais pas su le lui dire sans être piquant.

Dès cette première étape, Rajesh ne comprenait pas que je veuille me contenter seulement du puits à degrés d’Adalaj et de la visite de Sidhpur ce jour-là, puis que nous passions deux nuits à Patan.

Il commença à nous dicter ce que nous devions faire… Pour lui, le somptueux puits à degrés d’Adalaj se visitait en une heure de temps et Sidhpur c’était bâclé en une demi-heure…

 

– Les maisons Bohras, quand on en a vu une on les a toutes vues, a-t-il déclaré.

C’était mal me connaître…

Mon compagnon de route est malade

Quant à Tom, il était malade depuis la veille au soir. Mais je me doutais que c’était complètement psychosomatique. Ce qui était très ennuyeux car aucun remède ne fait effet dans ces cas-là. De toutes façons il aurait refusé de les prendre.
Ses comportements quelque peu autistiques sont assez déroutants. Il traverse des phases où il se ferme au monde en se « rendant » sourd. Plus exactement, la plupart du temps il entend les autres sons, même les plus discrets, mais il n’entend pas la parole… Il était donc très difficile de communiquer.
Je l’avais houspillé plusieurs fois la veille à Ahmedabad. J’en suis navré et honteux aujourd’hui. Mais alors, j’étais obnubilé par ce sentiment que j’ai déjà évoqué,  qu’il n’était mon ami que par intérêt, pour se faire payer de beaux voyages. Et quand une telle épine est plongée dans le cœur, elle fait du dégât. Je devrais pourtant savoir depuis tant d’années que nous sommes amis et très proches, qu’il y a des mots qu’il ne faut pas lui dire. Il se sent blâmé, jugé, blessé. Alors, pour se protéger ou peut-être pour ne pas réagir par de l’agressivité, il se réfugie dans un mutisme absolu et une surdité totale.

C’est donc de fort mauvaise humeur que je découvris le puits à degrés d’Adalaj.

Les puits à degrés (ou à gradins)

En préambule, un peu d’histoire architecturale et culturelle, concernant ces puits à degrés (stepwell en anglais). Si dans les puits classiques l’eau est recueillie dans un seau, ces structures indiennes comportent des escaliers vous permettant d’atteindre la nappe d’eau en toute facilité.

Alors que dans la langue hindi de l’Inde du Nord, il est connu sous le nom de baori ou baoli, en langue gujarati et marwari, ce puits est appelé « vav » (qui descend jusqu’au niveau de l’eau).

Les puits à gradins, également appelés bassins à gradins, construits entre le 5ème et le 19ème siècle, sont courants dans l’ ouest de l’Inde. Plus de 120 de ces puits sont signalés dans la seule région semi-aride du Gujarat, dont le puits d’ Adalaj est l’un des plus fameux. Les puits à degrés se trouvent également dans les régions plus arides du sous-continent indien, s’étendant jusqu’au Pakistan, pour recueillir l’eau de pluie pendant la mousson.

Bien que de nombreuses structures de ce type soient de construction utilitaire, elles comportent parfois des embellissements architecturaux somptueux, comme c’est le cas ici.

Autrefois, ces puits à degrés étaient fréquentés par les voyageurs et les caravanes comme étapes le long des routes commerciales. Ils faisaient partie intégrante des régions semi-arides du Gujarat, car ils fournissaient de l’eau pour boire, se laver, et se baigner. Ces puits étaient également des lieux de fêtes colorées et de rituels sacrés.

Contre-plongée des galeries du puits, baori, Dada Hari Nivav Ahmedabad Gujarat

Les premiers puits à gradins taillés dans la roche en Inde datent de 200-400 après JC.

Alors que les premiers puits à gradins étaient faits de pierre, les puits ultérieurs étaient faits de mortier, de stuc, de gravats et de pierres laminaires. Le cylindre était la forme de base utilisée pour creuser les puits. Il est dit que ceux du Gujarat ont survécu si longtemps grâce à la connaissance que détenait le constructeur, des conditions du sol et de la prédisposition aux tremblements de terre de la région.

La taille de puits recommandée, basée sur des considérations de stabilité, était de quatre à treize « hasta » (un mot sanskrit , qui signifie « avant-bras »), c’est-à-dire une taille variant de 30 à 61cm)), une taille de huit hasta était considérée comme idéale et un puits de 13 hasta était considéré comme dangereux. Cependant, l’épaisseur du puits de haut en bas est restée généralement uniforme. Au XIe siècle, la planification et la conception des puits à gradins ont acquis l’excellence architecturale et les puits à gradins hindous ont été standardisés.

Mes voyages en Inde : les nombreux escaliers du temple de Dedadara Gujarat

Les murs aussi sont abondamment décorés : toujours des arbres de vie, des décors géométriques, des animaux, des décors floraux mais aussi des scènes de la vie quotidienne, telles que le barattage du babeurre.

A l’extrémité nord se trouve le puits principal avec de beaux balcons le surplombant.

Parmi les sculpures notables, on peut citer en particulier un roi assis sur un tabouret sous un parasol, des porteurs de présents, des scènes érotiques, une scène montrant le barattage de babeurre, des danseuses et musiciennes, divers oiseaux et animaux, une représentation symbolique de la déesse mère et des médaillons, demi-médaillons, motifs de volutes, évoluant en « kirttimukka »,  etc…

Les motifs de fleurs et les graphismes de l’architecture islamique se marient très bien avec les symboles des dieux hindous et jaïns sculptés à différents niveaux du puits. Les sculptures dominantes aux étages supérieurs représentent des éléphants de différentes tailles, chacune de conception différente. Le style architectural islamique pourrait être attribué au roi musulman Begda qui l’a construit.

Adalaj Vav : Une époustouflante richesse de décoration

Lorsque l’on découvre le puits à degrés d’Adalaj, architecturalement parlant, le mélange de styles hindou, jain, et musulman, ainsi que les représentations mythologiques sont tout simplement à couper le souffle.

L’achèvement du puits à degré d’Adalaj fut commandé en 1498 par la reine Ruda, épouse du chef Vaghela Vikramsingh, comme lieu de repos pour les pèlerins et les commerçants. Le puits à degrés avait également une signification spirituelle pour les habitants. Il est finement sculpté, intégrant à la fois des éléments de conception hindoue, jain, et islamique.

Une galerie hypostyle permet de descendre par palier sur les cinq niveaux jusqu’à la nappe d’eau, en traversant des poutres, des colonnes et des consoles richement sculptées de motifs géométriques, floraux et animaliers.

Un panneau montrant neuf planètes (navagrahas) se trouve au-dessus d’une porte au deuxième étage du côté est du puits octogonal.

Une représentation intéressante sculptée dans un seul bloc de pierre est celle de l’ « Ami Khumbor » (pot symbolique de l’eau de vie) et du « Kalp Vriksha »

 (un arbre de vie). On voit également une fresque de navagraha ou neuf planètes. On dit que ces représentations attirent les villageois pour le culte du mariage et d’autres cérémonies rituelles. On dit aussi que la température à l’intérieur du puits est d’environ cinq degrés inférieure aux températures estivales chaudes à l’extérieur. Cela a encouragé les femmes qui venaient chercher de l’eau à passer plus de temps ici. Elles restaient là pour adorer les dieux et les déesses et faire des commérages.

Mes voyages en Inde : Le puits à degrés (stepwell) à Adalaj Gujarat - Détail d'un linteau superbement sculpté
Mes voyages en Inde : Le puits à degrés (stepwell) à Adalaj Gujarat - Détails d'un fronton encadré de deux piliers sculptés

Une prouesse architecturale

 

Il présente la particularité de posséder deux puits. De forme oblongue, il s’étend du sud au nord. L’entrée s’effectue au sud par des escaliers sur 3 côtés qui descendent vers une spacieuse plateforme comprenant une ouverture octogonale soutenue par huit piliers. A chacun des quatre coins de la plate-forme se trouve une petite pièce avec un oriel.

Chaque étage est suffisamment spacieux pour permettre aux personnes de se rassembler. Les bouches d’aération et de lumière dans les toits aux différents étages et au niveau de la plateforme d’entrée, se présentent sous la forme de grandes ouvertures. Le système structurel est de style typiquement indien. Au fond du puits se trouve un palier à gradins carré en forme d’entonnoir s’étendant jusqu’au plan le plus bas. Celui-ci est ciselé dans un puits circulaire. Au-dessus du sol carré, des colonnes, des poutres, des murs et des ouvertures cintrées s’enroulent en spirale, une caractéristique qui continue vers le haut. La partie supérieure du puits, cependant, est un espace vertical ouvert sur le ciel. Les quatre coins sont renforcés par des poutres en pierre, placées à un angle de 45 degrés.

Il comporte cinq étages de profondeur. Il fut construit en 1498. Son histoire est établie par une inscription en sanskrit trouvée sur une plaque de marbre placée dans un renfoncement au premier étage, de l’entrée Est du puits. Sa construction a été lancée par Rana Veer Singh de la dynastie Vaghela de Dandai Desh. Mais il fut tué au cours d’une guerre, après quoi le roi musulman Mahmud Begada d’un état voisin, vainqueur, acheva le puits dans le style architectural indo-islamique, en 1499.

L’inscription en sanskrit dans le puits décrit :

« Samvat 1555 (1498 après JC), mois de Magha, Mahmud Padshah étant roi.

Salutation à Vinayaka ( Ganesha ) à qui appartenait le roi Mokala, chef du pays de Dandahi. De lui est né Karna, dont le fils était Mularaja. Mahipa était le fils de Mularaja, et Virsinh et Naisha étaient les fils de Mahipa. La reine de Virsinh, dont le nom est Rooda, a construit ce puits. »

Vient ensuite une description élogieuse du puits, après quoi la reine, ou plutôt la « femme du roi », est louée en quelques vers. La dépense est indiquée à 5 00 111 tankas, soit plus de cinq lakhs, (1 lakh =100000 roupies) (1)

Et le tout se termine par une répétition de la date indiquée ci-dessus.

 

 

 

(1) Je ferais ici une petite digression concernant la conversion systématique des roupies en euros par les européens. Cela ne veut strictement rien dire, car il faut relativiser par rapport au coût de la vie en Inde. Il est stupide de dire qu’une personne est pauvre parce qu’elle ne gagne que 200 € par mois, ce qui représente 16000 roupies, qui est un salaire plus que correct de l’indien moyen. Ou qu’un  loyer de 120 € (soit environ 10000 roupies ) n’est pas cher, alors qu’il est inabordable pour l’indien moyen.

Mes voyages en Inde : Le puits à degrés (stepwell) à Adalaj Gujarat - Contre-plongée sur les magnifiques balcons sculptés
Mes voyages en Inde : Le puits à degrés (stepwell) à Adalaj Gujarat - Contre-plongée du puits, du fond jusqu'au ciel

Depuis la plate-forme d’entrée, le passage s’effectue par un escalier en pente douce menant au puits octogonal au nord. Le puits octogonal comprend 5 niveaux.

Ses 4 étages supérieurs sont accessibles par des escaliers en colimaçon sur les côtés ouest et est.

Le puits à degrés mesure approximativement 64m de long par 20m de large.

Le niveau le plus profond comporte un réservoir rectangulaire de 9,5 m par 9,4 m et une profondeur de 23 m. À l’extrémité ouest, le puits circulaire a un diamètre de 10 m et 30 m de profondeur. Au fond du puits, une porte s’ouvre sur un tunnel de 30 kilomètres qui débouche dans la ville de Sidhpur près de Patan. Probable tunnel d’évacuation pour le roi en cas de siège de la ville. Des pierres et de la boue l’obstruent désormais.

De nos jours, les puits à degrés servent également de lieu de rencontre, hébergeant des rassemblements sociaux, des festivals, des étapes commerciales, ainsi que des cérémonies religieuses. De plus, les nombreux espaces ombragés, des allées aux salles, en passant par les escaliers, permettent une agréable retraite à l’abri du soleil se révélant parfois impitoyable.

Les légendes

Comme la majorité des édifices indiens datant du XVe siècle, le puits à degrés d’Adalaj connait lui aussi une légende des plus fascinantes qui est évoquée par des représentations sur les murs.

Selon cette légende, Rana Veer Singh de la dynastie Vaghela, un souverain hindou, régnait sur ce territoire connu à l’époque sous le nom de Dandai Desh. Son royaume était petit. Il souffrait de pénurie d’eau et était fortement dépendant des pluies. Pour soulager la misère de son peuple, le Rana commença la construction d’un grand et profond puits à degrés.

Avant que ce projet puisse être achevé, son royaume fut attaqué par Mohammed Begda, le dirigeant musulman d’un royaume voisin. Le roi Rana fut tué au combat et son territoire occupé par Mohammed Begda. La veuve de Rana Veer Singh, une très belle dame connue sous le nom de Rani Roopba (ou Roodabai), voulut accomplir la Sati et rejoindre son mari dans l’au-delà.

Cependant, Begada, fasciné par sa grande beauté, en tomba follement amoureux et l’empêcha de renoncer à sa propre vie et la demanda en mariage.

Rani Roopba déclara à l’envahisseur qu’elle accepterait sa proposition de mariage une fois le chantier du puits à degrés achevé. Il est dit que Mahmud Begada termina les travaux en un temps record.

Enchantée d’avoir accompli la dernière tâche inachevée de son mari, Rani Roopba se suicida en se jetant dans le puits.

 

Mais une variante affirme aux âmes sensibles qu’elle vécut dans la paix le restant de ses jours.

Mes voyages en Inde : Le puits à degrés (stepwell) à Adalaj Gujarat - Détail d'un pilier très richement sculpté
Mes voyages en Inde : Le puits à degrés (stepwell) à Adalaj Gujarat - Portique d'entrée richement sculpté -
Mes voyages en Inde : Le puits à degrés (stepwell) à Adalaj Gujarat - Piliers de l'entrée principale
Mes voyages en Inde : Le puits à degrés (stepwell) à Adalaj Gujarat - Gros plan sur une poutre et deux chapiteaux en dentelle de pierre
Mes voyages en Inde : Le puits à degrés (stepwell) à Adalaj Gujarat - Epoustouflante enfilade de portiques et plateformes à perte de vue

Une version qui est racontée dans les écritures vieilles de 200 ans de la secte Swaminarayan, suggère qu’avant sa mort, Rani Roopba demanda aux saints religieux de prendre un bain dans ce puits à degrés afin que l’eau soit purifiée par ces saints, la libérant ainsi de ses péchés.

Un autre conte raconte que Mahmud Begada demanda aux maçons s’ils pourraient lui reproduire ce chef-d’œuvre pour un autre puits. Ceux-ci ayant acquiescé, il les fit assassiner pour empêcher la reproduction d’un tel savoir-faire. Les tombes des six maçons se trouvent au-dessus du puits à degrés.

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