petit bijou d’architecture dravidienne… un sanctuaire en plein air, atmosphère mystérieuse, expérience mystique, la roue du temps qui passe, profonde émotion
L’homme qui a pour conducteur le discernement et pour rênes la pensée parvient à l’autre rive de son voyage.
Un chauffeur dubitatif
C’est la première fois que je viens ici. Je ne connaissais pas du tout cet endroit. C’est toi qui me le fais découvrir, m’avoue Rajesh, très heureux de sa découverte.
Pourtant il semblait très réticent quand nous avons quitté l’hôtel ce matin, et peu enclin à suivre l’itinéraire que je lui avais concocté, car il ne connaissait pas l’état supposé des routes pour accéder à ces lieux.
Il s’était inquiété de mes desiderata et de mon circuit. En effet, il est fréquent, sinon systématique, que le voyageur s’en remette totalement à l’agence ou au chauffeur pour l’établissement de son périple. Et, d’une manière générale, les chauffeurs détestent ne pas garder le commandement et se faire conduire par ceux-là même qu’ils sont censés guider et conduire. En général ils connaissent bien le lieu, la route qui y accède, le temps qu’ils vont y passer… Partout où je suis allé au cours de mes voyages en Inde, j’ai impatienté mes guides et chauffeurs à cause du temps que je prends toujours à observer minutieusement et à faire de nombreuses photos.
Le temple de Vijayalaya Choleswaram
Sur la route, en nous rendant à Pudukkottai, Rajesh, mon gentil chauffeur, me conduit à ma demande, à Narthamalai, où nous découvrons ensemble le somptueux temple chola du IXème siècle, Vijayalaya Choleswaram, absolument superbe, complètement oublié, au sommet d’une colline, perdu dans des terres reculées.
Il se révèle être un petit bijou d’architecture dravidienne, en raison du charme de ses proportions et de l’élégance de ses volumes. Il s’élève au centre d’un espace sacré entouré de sanctuaires secondaires.
A l’ouest du temple, contre le flanc de la falaise, s’ouvrent deux grottes contemporaines du sanctuaire, qui, malheureusement, se trouvent fermées par des grilles qui en gardent jalousement l’entrée
Osmose entre vie religieuse et vie agricole
Du haut de la colline, tout en contrebas, je repére une allée d’ayyanars aux éléphants et surtout chevaux très colorés, disposés de part et d’autres d’un chemin, certains en mauvais état mais d’autres parfaitement conservés, conduisant à un petit sanctuaire en plein air sans autres piliers que les arbres alentour… Nouvel agacement de Rajesh qui ignorait cet emplacement.
Je lui demande ensuite de faire un détour pour me conduire à Sittanavasal où se situe un temple rupestre jain, également ignoré de lui. Il essaie de m’en dissuader à cause de notre planning chargé aujourd’hui, mais je tiens à y aller car j’ai lu quelque part qu’il contient de somptueuses fresques. du VIIe siècle. Les peintures murales ont été peintes avec des colorants végétaux et minéraux en noir, vert, jaune, orange, bleu et blanc, était-il indiqué dans mon guide.
Hélas, celui-ci aussi se trouve interdit à la visite par des grilles solidement cadenassées.
Ma déception est immense, mais tempérée car tout au long de cette matinée de recherches, nous traversons des paysages magnifiques où rivalisent de charme, les rizières, les collines, les étangs, les villages aux maisons de terre et toits de paille de riz. Je devine l’existence laborieuse et précaire des paysans locaux alors en pleine moisson du riz.
Les chevaux ayyanars dans la forêt
Nous quitterons Pudukkottai tôt le lendemain matin, cette fois à l’initiative de Rajesh. Nous roulons un moment, puis il m’annonce d’un air mystérieux qu’il va me conduire à un temple d’ayyanars. Je ne saisis pas bien ce qu’il entend par « un temple d’ayyanars ». Je réalise seulement quand nous y parvenons. Tout d’abord je suis impressionné en me trouvant face à des statues gigantesques dont je ne sais si elles sont de pierre ou de terre cuite. Mais leurs couleurs et leurs faces sont tout à fait saisissantes.
Il s’agit effectivement d’un sanctuaire en plein air, comme la veille à Narthamalai, mais, cette fois, avec des centaines et des centaines d’animaux de toutes les couleurs, disposés de chaque côté d’une longue allée forestière qui s’enfonce dans le bois et qui aboutit, de fait, à un sanctuaire en plein air. Il faut même se déchausser à l’entrée du chemin et le parcourir pieds nus, dans la terre et parmi les cailloux pointus, tout du long, puisqu’il s’agit un lieu sacré.
Une expérience mystique
Pendant un long moment, j’avance seul sur ce chemin désert – car Rajesh et resté dans la voiture -, en ressentant une présence invisible et mystérieuse, comme si j’étais accompagné. C’est absolument étrange. Une fois encore je plonge tout au fond de moi-même, comme si j’étais décorporé et que j’observais mon enveloppe humaine se déplaçant sur ce chemin sacré. Ces expériences mystiques me chavirent à chaque fois.
Au bout d’un instant, un vieil homme arrive derrière moi, énigmatique et totalement silencieux, puis deux jeunes, puis trois, puis quatre, qui viennent observer l’étranger comme seuls les Indiens savent le faire. Ils ont l’air extrêmement pauvres. Ils me font signe qu’ils veulent à manger. J’aurais bien donné une pièce au premier, mais très vite ils se sont multipliés jusqu’à cinq. Ils me suivent jusqu’au bout. Une fois de plus je vis une expérience assez extraordinaire.
La roue du temps qui passe
J’avance avec ces hommes qui me précèdent ou me suivent, me faisant comme une escorte, à travers ce décor de chevaux, de vaches, d’éléphants de terre cuite ou de plâtre, les uns très anciens, couchés et cassés, qui accentuent l’atmosphère mystérieuse de ce lieu. D’autres fraîchement repeints, d’autres encore qui me paraissent tout neufs comme renaissant des entrailles de ceux qui gisent couchés et cassés, morts. Ils rappellent à mon esprit troublé la permanence de la roue du temps qui passe et se maintient, ou plutôt l’impermanence : passé, présent, et futur confondus – puisque j’avance toujours -. Un peu comme la rivière qui coule, présente à chaque instant au même endroit, et dont les eaux ne sont jamais les mêmes.
Le temple sylvestre
Tout au bout, je parviens à une espèce de clairière, où se dressent deux énormes éléphants et deux chevaux à la taille impressionnante. Cet espace constitue le petit sanctuaire proprement dit où je retrouve des statues habillées, comme dans les temples construits.
Et, là, perdu dans ce site si particulier, se trouve un brahmane. Contrairement à ce que m’avait recommandé le chauffeur, il me fait signe, en voyant mon appareil, que je peux faire des photos. Il m’appelle, me bénit, me marque au front d’une barre horizontale[1], de cendre, puis du tika , ce point rouge entre les deux yeux. Je dépose, confus et désolé, dans un plateau seulement les trois malheureuses roupies que j’ai en poche, car j’ai laissé mon porte-monnaie et mon sac dans la voiture. Je me sens très ému une fois encore, car il me gratifie d’un sourire extraordinairement lumineux, comme si je lui avais donné une fortune.
[1] La barre est horizontale chez les shivaïste, et verticale chez les vishnouistes.