Le conteur arabe… J’en apprends à chaque voyage… La grosse gaffe… Le gentleman farmer…
Le conteur arabe
Matt buvait mes paroles, les yeux écarquillés. J’avais l’impression d’être un conteur arabe sur la place Jemaa el Fna à Marrakech au Maroc.
Je lui narrais ma découverte de Tiruvannamalai, puis de Pondichéry .
Tout à mon récit et reparti dans ces souvenirs, j’ai occulté mon auditeur. Je reviens dans cette salle de l’Indian Coffee House, et je croise le regard brûlant de cet homme encore jeune. – Quel âge peut-il avoir ? 30 ans ? 35 ans ? – Ses yeux plongés dans les miens me mettent mal à l’aise. Qu’est-ce que je dois l’ennuyer avec mes histoires !
– Excuse-moi Matt, je suis désolé. Chaque fois que je reparle de mes voyages en Inde je suis complètement hypnotisé, je repars là-bas.
Nouveau sourire éblouissant :
– Non, non, continue, s’il te plaît, j’adore tes histoires.
Alors je poursuis avec Tanjore et Trichy
J’en apprends à chaque voyage
Je perçois à nouveau les yeux de biche aux abois qui me fixent dans cette salle de l’Indian Coffee House tandis que Matt boit mes paroles avec délice.
– Mais qu’est-ce que tu as à me regarder comme si j’étais une apparition ?
– I bore you ? I can go to another table…
– Non, tu ne m’ennuies pas j’étais juste en train de me remémorer ce premier voyage en Inde, il y a cinq ans déjà. J’étais si ignorant de l’Inde… Comme j’étais stupide et inquiet !
– Tu as visité beaucoup d’endroits ? Tu connais bien l’Inde maintenant ?
– Oui, je connais bien l’Inde. Mais j’en apprends à chaque voyage, et même chaque jour. Et surtout l’Inde me conduit sur un autre chemin de vie… Chacun de mes voyages, chacune de mes étapes, à travers ce que j’y rencontre, ce que j’y vis, m’apporte une expérience nouvelle et modifie insensiblement le cours de mon existence et ma façon de la concevoir. L’homme que tu as devant toi est si loin, si différent de celui qui se cassait la tête et s’empoisonnait son voyage à vérifier le contenu de ses valises et à les peser. Je me soucie toujours du poids – incontournable en avion – mais pas pour des futilités désormais.
La grosse gaffe
Ce garçon me surprend. Il a l’œil vif et intelligent et surtout il ne me pose pas les sempiternelles questions habituelles. Il s’intéresse essentiellement à mes voyages, à ce que j’ai visité.
– Tu as quel âge Matt ?
– 42 ans. Tu as des photos de tes voyages ?
– Oui. Plein. Dans mon ordinateur.
– Tu pourrais me les montrer ?
– Of course ! Mais je ne vois pas où ni quand.
– On pourrait aller à ton hôtel…
Ouille, ben voilà, j’avais bien deviné, il me drague sans vergogne. Avec ses airs de gentil garçon innocent il va me demander if I need some fun…
Je lui lance un sale œil. Et comme je n’ai pas pour habitude de mâcher mes mots :
– Tu sais, je ne suis pas gay…
– Oh !
Avec son teint de chocolat au lait, je ne l’ai pas vu rougir, mais le chocolat au lait a viré à la truffe noire.
– Moi non plus, a-t-il ajouté. Je suis marié, j’ai deux enfants…
Aparté : Ça, ce n’est pas un rempart inexpugnable, mon gars…
Un gentleman farmer
– What is your job ?
– I’m farmer. J’ai une petite exploitation d’hévéas dans le Nord du Kerala, je récolte du caoutchouc et j’ai aussi quelques cocotiers… Je vends aussi des noix de bettel… Nous vivons modestement, je ne suis pas riche, mais j’ai ma maison à moi et je peux nourrir et scolariser mes filles. Elles fréquentent une école privée.
Je ne lui en demandais pas tant. Il se croit obligé de se justifier, de me prouver qu’il n’est pas un gigolo en train de chercher à extorquer quelques centaines de roupies à un voyageur étranger. Mes yeux se portent sur ses mains qui ne ressemblent en rien à des mains de paysan. Elles sont longues, fines, mais puissantes, élégantes, des ongles impeccables… des mains de pianiste, des mains d’aristocrate.
Un gentleman farmer…
Maintenant c’est moi le plus gêné des deux. J’ai honte de ma réaction et surtout du ton agacé, suspicieux, hargneux, sur lequel je lui ai balancé que je ne suis pas homo. J’ai dû le vexer à mort.
En effet, il s’apprête à partir…
Maintenant c’est moi qui ne veux pas qu’il s’en aille…
Comme une bouée de sauvetage, pour rattraper ma bévue, je lance :
– OK, are-you free now ? Can you come to my room ? I will show you my pictures…
Ça ressemble un peu au coup de viens chez moi, je te montrerai mes estampes japonaises…
Voilà comment j’ai rencontré Matt, qui allait devenir le plus grand, le plus intime, le plus fidèle ami de ma vie. Une amitié sincère, complice, profonde et partagée qui allait bouleverser mon existence et pas mal de mes conceptions d’occidental sur l’Inde.