Vue panoramique du Tsomo Riri depuis un sommet

Loin de Chandigarh, amour fusionnel et passionnel, bouleversant, beaucoup de sexe, mais jamais vulgaire, somptueux documentaire sur l’Inde, longs passages historiques

« – Que sont ces carnets, Taphen ?

– Je ne sais pas, sahib. Je vous dis juste une chose. Enterrez-les, brûlez-les, jetez-les. Pourquoi jouer avec le passé ? Qu’y a-t-il de bon là-dedans, pour nous ? »

Tarun J Tejpal (1963 - ...)

Loin de Chandigarh Titre original : The Alchemy of Desire

Une autre vue des sommets enneigés bordant le lac Tsomo Riri

Dès l’incipit, tout est dit : « L’amour n’est pas le ciment le plus fort entre deux êtres. C’est le sexe. »

Nous comprenons d’emblée où l’auteur va nous conduire.

J’ai eu beaucoup de mal à choisir des extraits du livre pour vous donner envie de le lire, il faudrait le citer tout entier, tant, dans un style flamboyant, l’auteur nous raconte l’Inde contemporaine depuis son Indépendance – et même avant – jusqu’au 1er janvier de l’an 2000, à travers l’histoire de ces fameux carnets et du couple que forme le narrateur avec sa femme, la lumineuse Fizz – le plus beau personnage du roman à mon sens -.

Il y est aussi question d’histoire, de géographie, de vie rurale, de montagnes, de fleuves, de fleurs, d’arbres et d’animaux qui m’ont donné l’envie de voyager  vers ces régions du nord de l’Inde que je ne connaissais pas avant d’avoir lu ce livre.

Mais Tarun J Tejpal nous raconte aussi les villes de l’Inde, les moyens de transports, les religions, les mentalités, les croyances, les superstitions, la violence – encore elle ! – et nous parle même de cuisine. Un somptueux documentaire sur l’Inde.

Loin de Chandigarh

Loin de Chandigarh raconte, en presque 700 pages, l’histoire d’un couple très uni et très amoureux, qui peu à peu se délite, jusqu’à la séparation inéluctable, malgré leurs sentiments réciproques. Des carnets intimes et très crus de la précédente propriétaire, une américaine du nom de Catherine, épouse de Syed, un prince hindou, retrouvés dans la maison qu’ils viennent d’acheter, auront raison de leur amour et seront le « révélateur » de la réalité de leur union.

Loin de Chandigarh est une extraordinaire histoire d’amour. Non, non, n’allez pas croire que c’est un roman à l’eau de rose à l’image des films de Bollywood. Au contraire, certains lecteurs de mes relations de voyage, y ont vu un livre pornographique. A mon avis, ils n’ont rien compris. « Les divagations des puritains et des moralistes sont les cris angoissés de ceux dont le corps n’a pas pu trouver le chemin de la félicité. » leur répond dans la première page Tarun J Tejpal, l’auteur de ce magnifique roman.

Il nous emporte dans une luxuriance étincelante de mots et de détails pour raconter les évènements et décrire les paysages, les lieux, et même les scènes de sexe, sans jamais de vulgarité quand il les évoque : de la dentelle !

Qui ne connaît pas l’Inde la découvre sous son vrai jour et non pas cette Inde mirifique, fantasmée par tant de touristes aveugles. Et ceux qui la connaissent – et qui l’aiment telle qu’elle est -, se réjouiront de la retrouver comme s’ils y étaient. Par exemple cette scène d’arrivée du narrateur et sa femme, dans une auberge d’état.

Nous sommes saisis d’horreur lorsqu’il nous relate l’attaque du bus par des extémistes sikhs en juillet 1987, ou la terrifiante « nuit des dagues étincelantes », au moment de la partition en 1947, lors des massacres, où la grand-mère du narrateur assiste, impuissante et cachée, à l’éviscération de son mari, suivi de sa fuite clandestine, une décision froide, glaciale même, mais tellement réfléchie, au point même d’allumer un bûcher sur le corps de son mari avant de s’enfuir. Je ne pourrais pas citer ce sinistre passage, car il s’étend sur plusieurs pages et pas une ligne, pas un mot, ne sont superflus ni ne pourraient être retirés.

Nous partageons aussi les tourments que peut connaître un écrivain en mal d’inspiration, les affres d’un journaliste, les complications à l’indienne d’un mariage mixte entre une musulmane et un sikh.

Tarun J Tejpal se révèle un conteur éblouissant.

Le chapitre intitulé Bibi Lahori, consacré à sa grand-mère, cette femme à la forte personnalité, grâce à qui ce couple pourra acheter la maison de laquelle découlera le thème principal du livre, est un de ceux qui m’ont le plus captivé.

Je me suis également retrouvé téléporté en Inde en lisant ce que raconte le narrateur à propos de la circulation routière en ville, que ce soit l’épopée du bus qui les a déménagés à Delhi, qui tombe en panne au beau milieu d’un carrefour, bloqué à un feu rouge, la traversée de Moradabad, ou l’attente à un passage à niveau.

Quelqu’un m’a parlé d’un récit qui partait dans tous les sens et dans lequel on se perdait. C’est ne pas apprécier l’art d’un conteur. C’est méconnaître les Indiens et les méandres de leur façon de s’exprimer. Je l’ai dit à propos de mes propres écrits, même si je ne suis pas Indien : L’art du conteur, c’est les détails.

Au contraire, je dirais que l’ensemble est bien structuré, par chapitres, un peu comme dans les contes des Mille et une Nuits, où chaque chapitre est un peu une histoire dans l’histoire, mais dont l’ensemble forme un tout cohérent.

Même s’il faut attendre d’être arrivé aux deux tiers du roman pour aborder véritablement les carnets, leur effet sur le narrateur se fait sentir tout au long des pages et cela dès les premières lignes.

Cela dit, je n’ai pas bien compris l’utilité, à la fin, de nous faire déboucher sur un coup de théâtre digne de la conclusion d’un roman policier d’Agatha Christie et que je ne vous dévoilerai donc pas ici.

Lisez maintenant les extraits que j’ai sélectionnés, pour vous convaincre qu’il faut absolument lire Loin de Chandigarh.

La lumineuse Fizz, l’épouse du narrateur

« Ses cheveux souples reposaient en masse sombre sur le drap blanc (…) le seul fait d’y plonger mon visage me grisait (…) j’avais plongé la tête dans sa luxuriante chevelure ; aussitôt, la senteur originale de son shampoing, ajoutée à la moiteur de sa peau, avait ranimé mon excitation, et nous avions à nouveau plongé sur le matelas, au milieu d’une flottille de livres éparpillés sur le sol de mosaïque. »

 

« Son sourire illumina le monde. Son sourire était toujours naturel, réponse directe à un stimulus, dénué de tout sens caché, de conspirations silencieuses ou d’instructions secrètes. Lorsqu’une chose la rendait heureuse, elle souriait et le monde s’éclairait. »

 

« Elle affichait un calme singulier. Un des traits de sa personnalité que je découvrais au fil des années. Bien que ni radicale, ni frondeuse, ni insolente, elle opposait aux conventions et aux opinions d’autrui une indifférence sereine très personnelle. »

 

« Malgré son air désinvolte, Fizz avait un instinct inné pour pénétrer dans le cœur des choses. »

« Le généralissime était Fizz. »

« Avec son approche pratique et son absence d’agressivité, Fizz avait très tôt fait des incursions dans les rangs des fantassins. Au lieu de l’impérieux Memsahib, ils l’appelaient affectueusement Didi. »

 

« Avec des rotations enthousiastes de son moignon, Rakshas s’exclama : « Si toutes les femmes du monde avaient l’intelligence de la Didi, tous les hommes du monde seraient heureux ! »

 

« Pour elle, le monde était bienveillant et régi par un code moral, et la vie était une histoire charmante avec des rebondissements malheureux qui finissaient par trouver une solution heureuse. Il lui suffisait de regarder son père et sa mère pour s’en convaincre. »

 

« Quand je fis sa connaissance, contrairement au reste d’entre nous, elle n’était pas nerveuse. Elle se mouvait dans son cocon de certitudes et d’innocence, et rendait les choses simples en les abordant avec simplicité. (…) et ne laissait jamais le drame ambiant ternir son humeur. »

Le narrateur

« En quinze ans de vie à deux, jamais je n’avais manqué de conduire ou d’aller chercher Fizz à un arrêt de bus, une gare, un cinéma, un bureau, un hôpital, partout, toujours. Rite immuable, qui dépassait la simple prévenance et frisait la paranoïa. Je vivais dans la crainte qu’il ne lui arrive quelque chose ; mon instinct de conservation me disait que ma vie se briserait si Fizz en sortait. »

 

« Aujourd’hui encore, tant d’années après, il m’est difficile d’analyser comment les choses ont pu évoluer si vite, mais chaque mot lu dans ce journal intime devint un point de suture arraché à notre relation. Je lisais, lisais, lisais, à chaque instant libre, nuit et jour, et les points de sutures sautaient l’un après l’autre.

Je plongeais dans les carnets comme une grenouille dans un puits. Je ne voulais pas en sortir. »

 

« Nos mains étaient des potiers et notre chair de l’argile. (…) Fizz était sur le bord du lit et je respirais son amour et je goûtais son amour et j’entendais son amour et mon amour se tendait vers son amour et j’arrivais là où était ma place, là où je voulais vivre et mourir et le monde était un bout de peau et le monde était deux bouts de peau et le monde n’était que bouts de peau et le monde était liquide et le monde était serré et le monde était un fourneau et le monde se mouvait et le monde glissait et le monde explosait et le monde finissait et le monde finissait et le monde cessa d’exister. »

 

« les odeurs du corps de Fizz avaient déterminé ma vie. Les émanations d’un pli de sa peau suffisaient à m’animer et à me détourner de ce que j’étais en train de faire : lire, travailler, regarder la télévision, parler au téléphone. »

« Mon curriculum vitae semblait convenir. Mais mon apparent manque d’ambition déroutait les rédacteurs en chef.

J’étais un reporter qui ne recherchait pas un emploi de reporter. (…) Moi, je recherchais un poste de rédacteur. Ou d’humble secrétaire de rédaction, au bas de l’échelle. Je ne voulais aucune responsabilité. Rien qui pût manger mon temps psychique et physique. (…) Je ne voulais plus parler à un politicien ennuyeux, fonctionnaire incapable, ou policier à la gâchette facile. Je ne voulais plus écrire d’article annonçant qui disait quoi à propos de qui. (…) Je ne voulais plus écrire de papiers « d’ambiance », décrivant l’atmosphère et la couleur du monde par des moyens fallacieux. Je ne voulais plus inventer des noms de conducteurs de rickshaws et de boutiquiers à qui je prêtais des déclarations imaginaires.

(…)

N’importe qui pouvait le faire et tout le monde le faisait.

Je voulais sombrer dans un journalisme moins trompeur. »

 

« Des taches grises parsemaient ma barbe, des mèches argentées sillonnaient ma queue de cheval. Dans mon ample parka de l’armée, j’avais l’air d’un soldat épuisé revenant de la guerre. Je plongeai dans mes yeux et me mis à pleurer.

Cela ne m’était pas arrivé depuis l’enfance. Je pleurai, pleurai, pleurai, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien au fond de moi.

Ni amour, ni nostalgie, ni souvenirs, ni désir. »

Bibi Lahori

« Sheila était arrivée ici à l’âge de quatorze ans, jolie et minuscule épouse de Sansar Chand. Mais il lui avait fallu très peu de temps pour s’imposer comme la maîtresse des lieux.

Elle avait soigneusement écouté les instructions de sa mère. Sa mère qui lui avait répété, inlassablement, que les hommes sont des serpents. »

 

« La mère de Sheila était une femme amère, maltraitée, qui tremblait devant son mari et osait à peine parler en sa présence. (…) elle conditionna sa fille à la survie. (…)

Elle transmit à sa fille l’art du contrôle. »

« Elle roula les billets de banque qu’elle avait trouvés en un mince cylindre et, l’enveloppant dans un morceau de fine mousseline blanche, l’attacha avec un petit lien. Après quoi, posant son pied gauche sur le bord du lit, elle ferma les yeux, entrouvrit doucement son corps avec sa main gauche et y glissa l’argent. Ce n’était pas plus difficile que de recevoir Sansar Chand en elle chaque soir. »

 

« Sheila survécut à tout. La vie ne pouvait simplementt pas la vaincre. Il lui fallut plus de cinq ans pour rebâtir une ferme et une maison, mais pas un seul instant au cours de ces cinq années elle ne douta de posséder à nouveau un jour tout ce qu’elle avait perdu. »

« A la ferme, la nuit des dagues étincelantes, elle avait dû se barder d’indifférence. A présent, tout lui revenait, avec l’immense lassitude d’un savoir terrible. Quand on savait ce qu’elle savait, sur quoi se lamenter ? Elle devint encore plus forte. Elle survécut à la dtétresse et aux conditions sordides des camps de réfugiés, elle retrouva ses fils, s’introduisit dans les méandres de l’administration pour réclamer le dédommagement de la perte du vaste domaine de son mari, et, l’ayant obtenu – plus de cent hectares de broussailles et de forêts -, elle sortit le cylindre d’entre ses cuisses et les bijoux de leur sac de mousseline. Après quoi elle s’attaqua à domestiquer sa terre. »

«  Comme toutes les maîtresses femmes, Sheila devint le pivot de son univers : villageois, fonctionnaires locaux, policiers, commerçants, intermédiaires de marchés de gros. Autour d’elle le monde était dessiné par des hommes et des femmes endurcis qui, en perdant tout, avaient appris la valeur de chaque journée vécue. Tous étaient indestructibles. Et elle était la plus coriace de tous.

(…)

Face à sa volonté de fer, ses fils devinrent des empotés. »

« Fiza ! s’était écriée Bibi Lahori lorsque je lui avais annoncé la nouvelle. » Fiza ! Une musulmane ! N’y a-t-il plus une seule hindoue vivante au monde ? Tu n’as donc rien compris, pauvre imbécile ? Jamais, tant que je vivrai ! »

 

« Ma mère et mon père avaient abondamment manifesté leur anxiété, mais je n’en gardais aucune trace. J’étais le petit-fils préféré de Bibi Lahori, et je savais qu’aucune dispute ne peut tenir face à l’amour et à la passion.

Mais j’avais oublié que je me trouvais devant une personne qui n’avait jamais connu ni l’un, ni l’autre. Qui les avait convertis en une stratégie de survie. »

« De fait, elle avait toujours expliqué à ses fils, et à nous, que nous pouvions faire ce que nous voulions de notre vie, sauf épouser des musulmanes. Même les Indiennes du Sud pouvaient convenir, même des filles d’autres castes, et même, au pire, des chrétiennes. Mais pas ça. Pas des musulmanes. Jamais. Elle sentait encore, dans ses seins et dans son vagin, la douleur de la fuite, autrefois. Sa haine avait permis sa survie.

Sa haine avait arrêté sa vie. »

Les carnets : Catherine et Syed

« A la question de Catherine qui voulait savoir comment il lui était possible d’aimer Umaid sexuellement, elle platoniquement, et d’avoir encore envie de tant d’autres hommes, Syed répondit : « un seul venin empoisonne tous les individus : le besoin de posséder. Il tue le désir, l’amour, l’amitié, la parenté. Il rétrécit l’immensité du monde à quelques murs, à une poignée de monnaie, à une paire d’organes. Pour moi, le désir est un rite de fête, non un rituel de propriété. Toujours une célébration, rien d’autre. Ni ego, ni contrôle, ni possessivité. Ainsi je célèbre Umaid, et tous ceux que la vie m’apporte, car je ne souhaite posséder aucun d’eux.

« Je désire Umaid parce qu’il ne m’appartient pas.

« Je ne souhaite pas accéder à la propriété et perdre le désir.

« Je me donne à l’immensité de la vie. »

« Elle n’est jamais plus riche que dans le royaume du désir. »

« Elle demanda conseil à Syed. « Ecris sans crainte et sans artifice, répondit-il. Ne cache rien. Ne te soucie pas de ton style. Ecris avec la conscience que ce n’est pas de la littérature, mais le matériau brut de la littérature. A partir duquel, peut-être, quelqu’un écrira un jour de la littérature. »

Elle sortit un carnet de l’armoire, demanda qu’on lui installe une table dans l’antichambre de la bibliothèque, et entreprit de déterrer sa vie à partir du tout début. Dans une concentration miraculeuse qu’elle ne soupçonnait pas, l’activité la consuma tout entière (…) les mots donnant à sa vie une solidité dont elle s’était soudain mise à manquer. »

« A cet instant, son amour pour lui décupla. La chair de la vulnérabilité sous la peau de la sérénité. Plus tard, Catherine y verrait un trait saillant de la nature indienne : le cercle étroit de la raison au milieu de l’immensité de l’inconnu. Un Indien totalement rationnel n’existait pas. »

A travers l’Inde

« Nous descendîmes dans une auberge d’état (…) la chambre sentait le moisi, avec ses tapis verts humides et ses rideaux chancis. Les matelas étaient épais, mais le lit craquait, et la porte du cabinet de toilette se coinçait une fois fermée de l’intérieur, au point qu’on devait l’ouvrir à coups de pied de l’extérieur. Pendant quatre jours, il nous fallut nous héler l’un l’autre. « A toi de jouer !- D’accord ! Ecarte-toi ! » Et pan ! Un grand coup de semelle dans la porte (…) Evidemment les installations sanitaires étaient modernes, mais ne fonctionnaient pas. L’étincelant réservoir blanc de la chasse d’eau et l’étincelant chauffe-eau blanc étaient l’un et l’autre défunts. (…) Nous en étions réduits à la méthode indienne traditionnelle : eau froide dans la cuvette des W.C. à l’aide d’un seau, eau chaude apportée du hammam dans le même seau par le gardien maigrelet qui titubait sous le poids. »

« Le souffle du sous-continent balaya Catherine.

Dès l’instant où elle avait posé le pied à Bombay – avec l’impression d’être une vierge rejetée -, une explosion de couleurs, de sonorités, d’images, l’avait transportée. Tous ses sens furent assaillis d’un coup. Et le grand paradoxe indien : la coexistence d’une extrême agitation et d’une extrême torpeur, la frappa au premier regard. »

 

« Lorsque le train quittait les gares endormies, elle contemplait les champs vert et ocre se déployant à l’infini, jalonnés de gommiers rouges et de banians, parsemés de bœufs qui se mouvaient au ralenti et de paysans dénudés, la plupart sans turban, qui semblaient plantés là depuis le commencement des temps. »

« Le véhicule mobilisé par mon ami pour nous transporter à Delhi était un camion de la Seconde Guerre mondiale transformé en autobus, (…) mais lorsque le feu passa au vert, le conducteur ne put redémarrer. Le levier de vitesse resta bloqué. Et tandis qu’il bataillait, tirait, poussait pour engager une vitesse, l’enfer se déchaîna autour de lui. Derrière nous, une centaine de chauffeurs actionnèrent leur klaxon. Le vacarme était assourdissant. Bientôt des gens vinrent tambouriner contre les flancs du bus et hurler des insultes. (…)

Par la vitre, j’aperçus le policier posté près du feu rouge accourir en soufflant éperdument dans son sifflet et en gesticulant. A sa gauche une jeep de la police fendait la circulation, gyrophare rouge allumé. Un homme se penchait à la portière en brandissant le poing. (…)

A cet instant le feu passa au vert et un tonnerre de klaxons explosa. Une multitude de poings martelèrent le bus. Des injures fusèrent. »

« Le chaos de Moradabad était un sévère rappel à la réalité. Il fallut remonter les vitres contre le vacarme et les fumées du marché, avec ses ateliers de mécanique, ses rickshaws, ses bus, ses vélos, ses marchands ambulants, ses dhabas, sa gare ferroviaire, ses collégiens, ses tracteurs ; la circulation allait dans tous les sens, observant des règles inventées dans un asile de fous. Quand on s’en extirpa enfin, ce fut pour s’échouer dans un embouteillage interminable provoqué par un passage à niveau.

(…)

A tour de rôle, nous remontions la file d’attente pour voir jusqu’où elle s’étirait. Elle ressemblait à un python qui aurait avalé une clarinette, puis une guitare, puis un saxophone, puis un violoncelle, et se serait assoupi au soleil. La file serpentine enflait, rétrécissait, s’élargissait, s’étirait, dans une totale incohérence. Poids lourd innombrables, voitures particulières, bus, bicyclettes, tracteurs, charrettes, tricycles, vans transportant des bufles, camions chargés de poulets criaillant, chars à bœufs remplis de foin, voitures à cheval débordant de sacs rebondis (…)

Après de longues minutes de klaxons, coups de freins et bousculades, on franchit la bosse de la double voie ferrée, tandis que le second serpent avançait en face. »

Les pages d’Histoire

« Dans les derniers jours de 1947, une calamité pressentie depuis longtemps s’était abattue en pleine nuit sur sa ferme. Un soir, les élèves des maîtres d’école avaient saccagé sa propriété des environs de Lahore. Son grand gaillard d’époux – dont elle avait appris très tôt à éviter le poids écrasant par d’adroites manœuvres – avait été traîné dehors, dans la cour principale. On avait écartelé ses bras puissants et, tandis qu’il rugissait et enrageait, on l’avait éviscéré avec des dagues argentées.

Les élèves travaillaient en silence. Ils exécutaient leur ouvrage. Ils ne paradaient pas. (…)

Leur tâche accomplie, les assassins essuyèrent méticuleusement leurs dagues sur le kurta blanc de son mari. Ensuite, alors qu’elle était cachée sous le lit, ils saccagèrent la maison. Ils ne brûlèrent pas la propriété car ils savaient que l’un d’entre eux viendrait bientôt la revendiquer. »

(…)

De toute évidence les hommes n’étaient pas venus pour voler. Ils étaient venus pour purifier.

Les pilleurs arriveraient plus tard. »

« A chaque voyage, elle devait enjamber les cadavres mutilés de Kallu et de Raka, auxquels les élèves avaient témoigné moins de respect. Ils avaient le visage tailladé, la gorge tranchée. Elle n’eut pas le courage de regarder avec attention, mais ce qui gisait à côté de leurs bouches ouvertes et sanglantes semblait être leurs pénis coupés.

Et non circoncis. »

 

« Le poison d’Indira Gandhi était l’arrogance.

Celui de Rajiv Gandhi était la naïveté.

Et celui de la Droite délirante, la mesquinerie

En cet hiver 1987, Indira Gandhi était morte, Rajiv Gandhi vivant, et la Droite délirante embryonnaire. »

 

« Mais en 1987, le Pendjab apparaissait encore comme un problème insoluble.

On le comparait à l’Irlande. Chronique et interminable. »

« Les cadavres étaient alignés dans un champ voisin sur trois rangées, parfois recouverts de draps que les photographes soulevaient pour prendre leurs clichés. La plupart du temps les victimes étaient étalées dans la position où elles étaient mortes, ou comme on les avait retirées du bus.

C’était un mélange éclectique. Des hommes, mais aussi des femmes et parfois des enfants. L’ancien code de l’honneur du terrorisme avait disparu depuis longtemps. Les rafales d’AK-47 les avaient fauchés de façon arbitraire. Bras, jambes, têtes et organes brisés et déchirés laissaient imaginer l’instant de démence où des doigts irritables avaient pressé la détente. Parfois, on voyait sourdre de la cervelle ou des viscères. »

Culture et Traditions

« (…) les potentats indiens nourrissaient leur peuple du maigre gruau du mysticisme imbécile et de la religion foireuse. Ni écoles, ni collèges, ni tribunaux, ni hôpitaux, ni routes, ni électricité, ni eau, ni progrès. Juste des foutaises mystiques et des niaiseries religieuses. »

 

« Quand je vois le clergé – hindou, musulman, chrétien – vitupérer les instincts de la chair, je vois des hommes égarés, furieux et frustrés. Incapables de découvrir les glorieux exploits du corps, de discerner la route qui mène au plaisir suprême, ils s’emploient à désorienter les autres voyageurs. Impuissants à détecter leurs synapses sexuelles, ils déclenchent la guerre entre notre corps et notre esprit. »

 

« Syed épousa Catherine et leur mariage suscita étonnements et murmures. Les princes de Jagdevpur étaient des musulmans chiites orthodoxes qui contractaient des unions dans leurs rangs aristocratiques exclusivement. Une Américaine blanche avait de quoi choquer les esprits exaltés des mollahs. L’India Office et le lieutenant-colonel Brosnan mêlèrent leurs voix aux murmures de réprobation : la politique britannique décourageait les mariages mixtes, accusés de miner les fondations de la suprématie blanche. Pour apaiser le courroux des mollahs et des mandarins du Raj britannique, le nawab savait qu’il devrait souligner avec insistance qu’il avait déshérité son fils aîné. »

 

« Syed ne lui donna qu’un seul conseil.

Ne jamais montrer une déférence excessive. Les Indiens aiment les maîtres : ils sont durs avec le faible et faibles avec le dur, craintif avec le cruel et cruels avec le craintif. »

 

« Les paroles de son père lui revinrent en mémoire et elle en vérifia la justesse, qui jamais ne se démentit.

Un peuple merveilleux, totalement insaisissable. »

« (…) le cercle étroit de la raison au milieu de l’immensité de l’inconnu. Un Indien totalement rationnel n’existait pas. On se prosternait devant le dieu de la raison, devant le dieu de la science, devant le dieu de l’empirisme, pour, finalement, se prosterner devant le dieu de toutes sortes de choses, petites et grandes, connues et inconnues.

On poursuivait sa vie entre le dieu de la raison et le dieu de la déraison. »

 

 

« C’est bien le signe de la vanité de l’homme blanc, ajouta Gaj Singh. Même dans la mort, il se préoccupe davantage du corps que de l’âme. »

 

« – Il ne faut jamais déterrer le passé, répondit-il, figé sur le seuil. On a déjà bien du mal avec le présent. Mais ces pauvres imbéciles des plaines ne connaissent rien.

(…)

Mon père disait que le présent appartient aux actifs, l’avenir aux penseurs, et le passé aux perdants. Il ne faut pas toucher au passé.

(…)

    –  Que sont ces carnets Taphen ?

    –  Je ne sais pas, sahib. Je vous dis juste une chose. Enterrez-les, brûlez-les,jetez-les. Pourquoi jouer avec le passé ? Qu’y a-t-il de bon là-dedans, pour nous ?

    (…)

    Je vous ai dit de laisser tranquille ce qui est enfoui. Le monde a besoin de vivants, pas de fantômes.

    (…)

    En chemin il m’expliqua qu’il avait une peur bleue de l’obscurité. A l’âge de dix-neuf ans – il était alors un solide gaillard -, le démon lui avait sauté dessus au portail du bas. (il) mesurait plus de deux mètres ; il avait des braises rougeoyantes en guise d’yeux, et de longues serres à la place des doigts. Quand il ouvrait la bouche, il en sortait un hurlement grave et lointain. Et il n’avait pas de dents, juste un abîme obscur et infini. Taphen, qui faisait partie de l’équipe de boxe du collège, avait essayé de se défendre, mais le démon l’avait soulevé par le cou et maintenu en l’air sans effort. Son chien s’était mis à miauler comme un chat et tapi sous le caniveau. »

    En conclusion, je dirais que si ce livre a été aussi critiqué que loué, cela est dû, à mon avis, au fait qu’il ne peut être vraiment compris que par un lecteur qui connaît vraiment l’Inde. Je veux dire, de l’intérieur. Quelqu’un qui y vit, qui y a vécu, qui est donc imprégné de la culture de ce pays.

    la foule se presse devant les étals de légumes au city market Bangalore
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