
Métro toujours bondé, rares tramways de 1940, taxis impossibles, rickshaws non autorisés en centre-ville… Ne me restent que mes pieds et jambes pour me déplacer…
Je cherche ce que je ne puis trouver, je trouve ce que je ne cherche pas.
Je suis un peu perplexe et complètement décontenancé
Je suis un peu perplexe et complètement décontenancé depuis que je suis arrivé à Kolkota. Je ne sais pas si c’est moi qui prends de l’âge ou bien si cette ville est difficile à appréhender. Toujours est-il qu’après ma première journée dans le secteur du New Market, je ne sais pas où diriger mes pas. Kolkata ne ressemble en rien aux villes indiennes que j’ai déjà explorées. Cette ville me fait penser à Paris. Oui, je sais, cela peut faire sourire… Je veux dire qu’il y a de nombreux intérêts touristiques, mais extrêmement disséminés et éloignés les uns des autres dans l’immensité de cette mégapole.
Je n’arrive pas à planifier un programme de visite pour une journée. En groupant plusieurs centres d’intérêt. Alors je tourne en rond dans mon studio à chercher par quoi je vais commencer. Non, Kolkata n’est pas Paris. Parce qu’à Paris il est possible de découvrir plusieurs sites dans un même secteur, et puis il y a ce fabuleux métro qui peut vous conduire partout même entre deux lieux particulièrement éloignés l’un de l’autre. Certains sites aussi se suffisent à eux-mêmes pour meubler une journée.
Marcher se révèle le meilleur moyen de me déplacer
Ici à Calcutta, aucun endroit ne demandera toute une journée pour le découvrir. Il faut donc se déplacer d’un point à un autre. Et c’est alors que cela devient une rude épreuve.
Le métro ne compte qu’une seule ligne principale du nord au sud et il est toujours bondé.
Les tramways, datant des années 40, sont des pièces de musée impressionnantes. Et comme ils n’ont pas de voie réservée, ils sont tributaires des embouteillages.
Ils sont très sales, et paraissent particulièrement inconfortables. Et malgré cela, ils sont bondés aussi. On croit rêver !
Par ailleurs si l’on en rate un, le suivant ne passera que plus d’une heure plus tard !
Contrairement à ce que je pensais, il est presque impossible de se déplacer en taxi.
Ces derniers sont présents partout, d’innombrables vieilles « Ambassador » jaunes, complètement défoncées, cabossées, accablées par le temps qui passe. Leurs propriétaires ne cherchant même plus à masquer des ans l’irréparable outrage. Présentes partout, mais quasiment inaccessibles car non seulement les chauffeurs ne parlent pas un mot d’anglais, mais le comble pour des chauffeurs de taxis, c’est qu’ils ne connaissent que très mal les noms des rues et leur situation géographique, quand on n’a qu’une adresse à indiquer, en dehors des quelques emplacements touristiques incontournables.
Il reste les cabs de Uber. Mais ceux-là sont encore pire. L’état lamentable de ces caisses pourries dont on se demande comment elles peuvent encore rouler, va de pair avec l’incompétence de leurs chauffeurs à utiliser la technologie de Uber. En particulier pour trouver le client et son lieu de prise en charge. A chaque fois, ils téléphonent pour demander où je me trouve car ils ne savent pas faire le lien entre le plan sur leur téléphone et l’emplacement réel. Certains ne savent pas lire. Et comme ils ne comprennent pas l’anglais, le scenario déjà décrit se reproduit à chaque nouvelle demande : Ils rejettent la course, m’imposant à chaque fois une taxe d’annulation. Je n’avais jamais connu cette situation auparavant ailleurs en Inde.
Les auto-rickshaws n’ont pas accès au centre-ville et finalement n’ont que des itinéraires plus ou moins fixes, comme une ligne de bus. Quant à ces derniers, leur état lamentable n’a rien à envier aux taxis jaunes et aux cabs d’Uber. Se renseigner pour connaître leur parcours ? C’est perdu d’avance…
Et les « hommes-chevaux », me direz-vous ? Je me sens bien incapable de me faire trimballer par un de ces malheureux qui d’ailleurs ne fonctionnent que sur des parcours restreints en distance et par quartier. Et pour cause !
A part eux, vous pouvez m’en croire, j’ai tout essayé en vain. Il ne me restait que mes propres pieds et jambes pour me déplacer d’un point à un autre et rentrer chez moi en fin de journée. Chaque jour !

Bara Bazar et ses trépidantes ruelles
Ce matin-là, donc, au bout du quatrième Uber, je réussis à gagner Bara Bazar où il m’abandonne au milieu d’une immense avenue, dans un capharnaüm de circulation invraisemblable, car il ne peut pas se garer. Je pense que je n’arriverai pas à gagner le trottoir salutaire vivant car je suis environné de véhicules fonçant à toute allure, qui me frôlent et ne me laissent aucune chance de faire un pas. Je suis là, figé au milieu de la chaussée, statufié, un flot ininterrompu de fous au volant qui, dans un tintamarre de milliers de klaxons, se ruent à ma droite comme à ma gauche, comme si j’étais une effigie de pierre au milieu de la chaussée. Un feu rouge salvateur les contraint enfin à s’arrêter et je réussis à gagner le trottoir.
J’aimerais bien faire une photo, mais je me rends compte que je n’aurais qu’un dos, un bras, une main, à la rigueur un visage, dans mon objectif. Moi qui ai tant râlé dans le passé contre les forêts de « mobile phone sticks », j’aimerais bien en avoir un présentement pour filmer cette cohue humaine qui a succédé à celle des véhicules à moteur…
Au moins, ceux-là me paraissent plus humains. J’ai même droit à un échange de regard ou un sourire de temps à autre. Mais c’est plutôt une absolue indifférence générale à l’égard du touriste égaré par ici. Tous, ici aussi, n’ont qu’un mot d’ordre : dépêchons-nous, dépêchons-nous. Qui donc a dit que les Indiens sont nonchalants ?
Je constaterai qu’à Kolkata, comme à Ahmedabad, aucun véhicule ne s’arrête jamais une fois qu’il est lancé. Pas pour un piéton. Pour une vache, assurément, pour un chien, peut-être, mais sûrement pas pour un humain. La différence c’est qu’à Ahmedabad ils sont des centaines mais à Kolkata, des milliers. T’as aucune chance d’en réchapper si tu traverses la rue quand même.
Mais s’ils te renversent, s’ils te blessent, te tuent, me demanderez-vous ? Eh bien tant pis pour toi, tu n’avais qu’à ne pas être là… D’ailleurs le chauffard se sera empressé de déguerpir, le diable à ses trousses.
Partir, partir au plus vite et très loin de ce tumulte. Je m’engage au hasard dans la première ruelle que rencontrent mes yeux. Et je me coule dans un autre univers…
La grande artère n’est pas si loin et pourtant le tohu-bohu des klaxons a cessé brusquement. Oh, certes, ce n’est pas le grand calme. Aux klaxons succèdent les clameurs des tricycles, des rickshaws à pied et à pédales, des vélos et des scooters qui eux non plus ne veulent pas s’arrêter. Ici c’est une foule de piétons pressés qui se bousculent les uns les autres, à vous donner le vertige.
Cette ambiance me ramène dans les ruelles encombrées de Jaipur, de Varanasi… Les vaches en moins. Ou plutôt les souks de Marrakech.
Mais je me sens heureux et apaisé par l’authenticité de ces ruelles. Rien de l’ambiance des bazars à touristes de Fort Cochin ou Manali… D’ailleurs je ne croiserai pas un seul visage pâle.
De temps en temps, et l’on ne sait pourquoi, survient une éclaircie et la rue se vide soudainement de son flux de fourmis, et j’ai la chance de pouvoir faire quelques photos…
Je suis toujours à la recherche de mon anneau d’oreille en or. Mais j’ai dû faire fausse route. Ce n’est pas le bon endroit. Ici encore, beaucoup de textiles ou de vaisselle en cuivre, mais pas de bijoux.
La foule qui se presse ne vient pas ici se promener mais pour travailler dur ou acheter du nécessaire pour la vie quotidienne à la maison.
Mais aujourd’hui encore je dois me contenter de quelques oranges et pâtisseries pour tout déjeuner faute de trouver un restaurant acceptable.
Le marché aux fleurs et Howra Bridge
Néanmoins mes jambes me porteront au marché aux fleurs, le long du fleuve.
Ma déception se mesure à l’aune des compliments dithyrambiques que j’ai lus dans les guides et entendus de quelques amis voyageurs.
Je découvre un marché aux fleurs presque sans fleurs, excepté quelques vendeurs de roses d’Inde et d’œillets d’Inde. Oui, bien sûr, c’est chatoyant ces interminables chapelets de fleurs jaunes et oranges, mais cela manque de variété et de nuances. On m’avait parlé des senteurs de rose et de jasmin qui embaumaient cet espace. Je ne respire que les effluves malsains de fleurs fanées et pourries qui jonchent les environs. Une saleté repoussante, des ordures partout. Où donc est passée la poésie dont se sont enchanté tant de personnes ?
Est-ce moi qui garde trop en mémoire le fabuleux marché aux fleurs de Bangalore ? Avec ses énormes gâteaux de fleurs, disposés dans de jolies corbeilles en osier, ses vendeurs chaleureux et volubiles, soignés et coquets comme leurs stands, qui m’interpelaient joyeusement pour être pris en photo sur leur stand qu’ils avaient disposé harmonieusement et avec goût.
Les roses, les jasmins, les hibiscus, les lotus, et tant d’autres dont j’ignorais l’existence et le nom. Je me souviens de ses allées sans immondices, où l’on ne se déplaçait pas, comme ici, au milieu de papiers sales, de sacs plastique éventrés, de vieux journaux maculés, quand ce n’est pas en pataugeant dans un magma nauséabond,
Ici les fleurs sont entassées n’importe comment dans d’immondes sacs en plastique béants. Aucun soin n’est apporté dans la présentation pour attirer le regard du client. Des vendeurs peu propres sur eux à l’image de cet environnement pitoyable.
Cette tristesse m’envahit car je prends conscience de la pauvreté de tous ces gens qui vivent ou survivent dans des baraquements le long de l’allée principale qui conduit au marché. Plutôt que de photographier le côté décevant du marché, je demande à photographier quelques « maisons », si l’on peut parler de maison…
Ici, pas de sourires. Pas d’interpellations joyeuses, pas de « my friend ». Des visages graves, accablés, figés, tragiques, douloureux plus que sinistres.
Je n’ose pas leur demander de les photographier. Je me sentirais voyeur. Quelques-uns, cependant, me font signe pour être pris en photo, mais présentent un regard vide, éteint, absent…
J’entrevois la misère, je la verrai plus nettement quelques jours plus tard.
Toutefois, au milieu de toute cette indigence, de très rares d’entre eux ont tenté un effort de décoration et de soin dans la présentation de leurs gerbes et bouquets.
Quant à l’intense activité qui en a émerveillé plus d’un… elle est totalement absente. Ce marché se révèle mort, triste à pleurer…
Je suis tellement agacé par ces remarques de sentimentalisme et de pitié malsaine qui émaillent les souvenirs de certains voyageurs : Mon Dieu, quelle misère !
Oui, et tu fais quoi, toi pour cette misère ? Tu te donnes bonne conscience dans ta commisération de nanti ? Demain tu auras oublié ce que tu as vu et tu iras festoyer avec tes amis ou ta famille, sans états d’âme.
Je me contente d’observer, d’oser la regarder en face cette misère, sans voyeurisme, mais sans m’apitoyer non plus. Je sais que ce ne serait que de la sensiblerie sans lendemain. Désolé, je ne suis pas mère Teresa.
Ne me croyez pas insensible. Au contraire, j’aimerais faire quelque chose pour soulager cette misère, mais non je ne suis pas mère Teresa je sais que je n’aurais pas le courage, la volonté, l’abnégation nécessaires. Mais j’ose la regarder cette misère et l’intégrer, la digérer…
Afin de ne pas me laisser envahir par un sentiment de pitié malsaine, afin de répondre positivement à ma frustration d’un marché « raté », je m’efforce d’isoler quelques belles scènes de stands de fleurs, de les extraire, de les dissocier de leur environnement lamentable pour en tirer quelques belles images.
En pataugeant dans un conglomérat fait de boue, de journaux en décomposition, et de fleurs et feuilles pourries, exhalant une odeur fétide, j’aperçois une porte lumineuse qui ouvre sur un autre univers. Je la franchis et me retrouve sur le Mullick ghat, au bord du fleuve. C’est la fin de la journée. A Kolkata le soleil se couche à 17h. Ici l’atmosphère est paisible, quelques hommes se baignent ou font leurs ablutions dans une eau dans laquelle je ne poserais pas même un pied. Ce n’est pas le Gange à Varanasi, mais ce n’est pas le Gave de Pau non plus, avec ses eaux limpides et sa transparence cristalline.
Les couleurs du soleil couchant métamorphosent le lieu dominé par l’imposant Howra Bridge, le pont emblématique de Kolkata. Je fais quelques photos du pont en contemplant le fourmillement des milliers de personnes qui le traversent.
J’apprendrai plus tard qu’il est interdit de le photographier. Pourtant pas une voix ne s’est élevée pour m’en empêcher ou même me signaler l’interdiction.
A la sortie de Howra Bridge, la circulation est phénoménalement dense, toujours accompagnée d’une bacchanale hallucinante de klaxons assourdissants. Je risque une tentative de cab Uber. Par je ne sais quel mystère je me trouve situé au bord d’une voie qui descend dans un sens alors que les voitures de Uber arrivent juste en face sur la voie qui se dirige en montant dans le sens opposé. Le débit des véhicules et leur vitesse ne permettrait qu’à un suicidaire de traverser. Bien sûr, tous les chauffeurs annulent la course.
Je pourrais rentrer en métro jusqu’à Kalighat et parcourir la distance restante à pied, la station est toute proche d’ici. Mais à l’idée d’une rame bondée encore plus que d’habitude à cette heure de fin de journée, je préfère utiliser mes jambes pour regagner mon havre de paix.
Maintenant je suis rodé, et j’éprouve même un certain plaisir à rentrer chez moi à pied dans la nuit.
Mais à mi-parcours, la batterie de mon téléphone me lâche. Je connais un instant de véritable panique. Je ne suis pas assez familiarisé avec Kolkata pour identifier le lieu où je me trouve. Sans l’aide du GPS, je suis perdu. Je me sens absolument incapable de regagner mes pénates. Et, stupidement, je me suis délesté de mon chargeur de batterie externe pour alléger le poids de mon sac à dos. Mauvaise, très mauvaise pioche !
Sans batterie, pas question d’appeler un cab. Un taxi jaune passera bientôt, me dis-je. Il en passe, effectivement, mais ils sont tous occupés.
Ma petite voix – tiens, la revoilà, celle-ci – me rassure tant qu’elle peut :
– Pas de panique, il fait nuit, certes, mais il n’est que 18h30. Avance encore un peu et tu trouveras un restaurant ou une « bakery » où tu pourras à la fois te reposer un moment et demander à charger ton téléphone.
Une fois encore, elle a raison la petite voix. A peine ai-je parcouru une centaine de mètres qu’un bar tout illuminé apparaît sous mes yeux. Il y a des bars partout à Kolkata. Je ne sais pas comment sont les autres, car je ne renouvellerai pas l’expérience, mais celui-ci me semble particulièrement glauque. A nouveau, personne ne me regarde, personne ne semble s’apercevoir qu’un étranger vient de s’installer à la table à côté… Croyez-vous que je commande une bière ? Non ! Un gin-tonic sera le bienvenu après cette grosse émotion.