Du Musée Indien à la Maison de Tagore, par l’Indian coffee house, j’ai adoré Kolkata mais détesté le bruit infernal, la circulation démentielle, la pollution, ses bus, tram, taxis et cab…
Le lièvre et la Tortue
Je disais dans la première publication de mon voyage à Kolkata (Calcutta) que j’avais joué au lièvre de la fable de La Fontaine. En effet, à force de me dire que j’avais tout mon temps pour visiter Calcutta et craignant d’avoir prévu un séjour trop long, je me suis un peu affranchi des principaux sites à visiter.
Kolkata compte de très nombreux musées. Et, honte à moi, je n’aime pas trop les musées. Cela dépend des villes et des musées.
D’autant plus que de nombreux musées indiens sont mal agencés, poussiéreux, très souvent envahis d’écoliers bruyants – ne regardant rien – qui se rendent insupportables. Ce sera le cas, hélas, à l’Indian Museum de Kolkata.
Quand je découvre une nouvelle ville, je préfère déambuler sans but précis, au hasard des rencontres. J’aime la parcourir dans ses moindres ruelles plutôt que m’enfermer à marcher pendant des heures dans un espace clos…
C’est cela que j’entreprends aujourd’hui.
Un bien étrange personnage
Toutefois l’événement le plus marquant de cette visite fut la rencontre d’un visiteur.
Alors que je m’apprêtais à rejoindre l’étage, en repassant dans le hall d’entrée, j’ai aperçu un homme qui s’était assis là.
Avec ses vêtements sombres qui de loin m’ont paru bien défraîchis, mais surtout inhabituels pour un Indien, des cheveux mi longs et bouclés et d’imposantes barbe et moustache quelque peu embroussaillées, un visage extrêmement fatigué, je l’ai pris tout d’abord pour un mendiant. Puis j’ai réfléchi qu’on n’aurait pas laissé entrer un mendiant. Alors, j’ai opté plutôt pour une sorte de « samnyasin » ou quelque « saint homme » pèlerin, de passage à Kolkata. Je l’ai longuement dévisagé tant il m’a paru « d’un autre monde ». Indien, certes, mais plutôt des régions himalayennes. Un visage inhabituel, étrange, princier, qui ne déparait en rien dans ce musée. Puis je l’ai oublié…
Alors que je m’ennuyais un peu parmi les carcasses gigantesques et les vitrines de taxidermie, soudain, je revois ce même homme, très grand, qui s’avance vers moi son regard plongé dans le mien. Et, subitement, j’ai compris d’où lui venait ce visage royal qui m’avait tant frappé. Il était le sosie de Rabindranath Tagore.
Il est venu droit vers moi et m’a abordé. Je déteste ce genre de rencontre où je ne sais que dire tant mon anglais est basique et j’étais surtout impressionné par cet homme. Il m’apprit qu’il venait du Kérala ! – quelle coïncidence ! -, qu’il était chrétien et se nommait Matthieu. Détail surprenant, très semblable à la rencontre du narrateur, Thomas, avec Matt, le personnage principal dans « L’Inde jusqu’à soi-même », le feuilleton dont j’ai interrompu la publication faute de temps et… de lecteurs. Mais, je vais m’y remettre bientôt…
Je lui raconte un peu mes voyages, suivis de mon installation au Kérala et pourquoi je me trouve ici à Kolkata. Je me sens tellement empoté à ne savoir que dire, que j’abrège la conversation pour continuer ma visite du musée. Je me contente de lui proposer d’échanger nos numéros de téléphone, s’il souhaite que nous poursuivions l’échange sur mes voyages. Comme dans le feuilleton.
C’était mal présumer des surprises que nous réservent souvent nos rencontres de voyage.
Aujourd’hui, les vendeurs de fleurs semblent un peu moins moroses. Un peu moins seulement.
Peut-être ces visages graves sont-ils un reflet de leur pauvreté…
L’Indian Museum de Kolkata
Mais parlons un peu d’abord du Musée Indien, que j’ai longuement visité hier.
Il s’agit d’un majestueux bâtiment blanc aux allures vieillottes de palais, mais qui ne manque pas de charme.
La visite avait très mal commencé car des hordes d’écoliers et de collégiens de tous âge avaient littéralement pris possession des lieux. Ils hurlaient, couraient dans tous les sens, ne s’intéressaient à rien. Tandis que leurs maîtres et professeurs se tenaient à l’écart, conversant entre eux, sans rien regarder eux non plus. Peut-être y étaient-ils déjà venus vingt fois ?
Dans ces immenses salles aux plafonds d’une hauteur impériale (une statue de Victoria, impératrice des Indes, nous rappelle, s’il en était besoin, la colonisation britannique), leurs clameurs s’amplifiaient tellement que je me suis approché du groupe des enseignants pour leur faire remarquer combien leurs élèves perturbaient les autres visiteurs et qu’ils étaient eux-mêmes particulièrement inciviques pour ne pas mettre sinon un terme, du moins une limite à ces vociférations et gambades à travers les salles.
Si je suis resté absolument insensible aux squelettes de baleine et mastodontes et autres bestioles naturalisées, ainsi qu’aux salles affreusement poussiéreuses, laissées à l’abandon, rassemblant d’innombrables roches, cristaux et fossiles, je suis resté en admiration dans les salles de sculptures deux fois millénaires, et je me suis enchanté à contempler les peintures et tout particulièrement les miniatures mogholes.
Quand on s’est extasié devant ces merveilles, on se dit que même les plus belles miniatures que l’on peut acheter dans certaines boutiques spécialisées sont bien quelconques en regard de celles-là.
Celles qui m’ont le plus médusé sont les portraits d’une famille royale dont les plus grandes se trouvent de la taille d’une boite d’allumettes et les petites à peine plus grandes que la taille d’un ongle de pouce, avec des détails époustouflants de finesse qui m’ont rappelé l’art des fantastiques miniatures du monastère d’Alchi au Ladakh.
Mais revenons à aujourd’hui…
Ce matin, je décide de partir le nez au vent, sans but précis.
Je réussis, ô bonheur, à me faire conduire à Howra Bridge par un cab Uber.
Je veux vérifier si à cette heure matinale, le marché aux fleurs sera plus animé et plus pittoresque, mais je n’y vois guère plus d’effervescence ni de variétés de fleurs. Je suis confronté à nouveau à la misère en avançant un peu plus loin, le long de la voie principale du marché.
A moins qu’il ne s’agisse d’un trait de caractère des Bengalee qui n’ont absolument pas l’exubérance, le manque de tact et de discrétion que j’ai rencontrés dans de nombreux autres états à commencer par le Kérala.
J’ai beaucoup apprécié cet accueil et ce comportement discret vis-à-vis du touriste occidental.
Assurément, j’ai aimé Kolkata. Si ce n’étaient ces nuisances sonores et la pollution due à tant de circulation, c’est une ville où je me verrais bien passer quelques semaines régulièrement, dans un secteur paisible comme Ballygunge.
Je ne m’attarde pas au marché aux fleurs et, après être passé sous l’impressionnante carcasse metallique de Howra Bridge, je décide de me laisser guider par mon intuition sans véritable but précis.
Je rencontre au passage quelques très belles maisons anciennes…
Malgré leur état de décrépitude avancé, nous pouvons imaginer leur glorieux passé. Malheureusement, si rien n’est fait au niveau de la municipalité ou de l’état du Bengale occidental, ce patrimoine ne tardera pas à tomber complètement en ruine et disparaître…
J’appelle mon nouvel ami Matthieu pour lui demander s’il veut me rejoindre dans l’après-midi, pour aller visiter le Marble Palace.
Il envisage lui-même de découvrir la Maison de Tagore qui se situe à proximité. Mais au moment d’obtenir le permis de visite du Marble Palace, délivré par le West Bengal Tourism, j’apprends que cet édifice est fermé à la visite depuis le Covid et n’a pas été réouvert.
Je propose donc à Matthieu de le rejoindre à la maison de Tagore, mais seulement après avoir déjeuné, car je suis affamé et, de nouveau, je ne trouve aucun véritable restaurant.
Par bonheur, l’Indian Coffee House se trouve sur mon parcours. Je vais enfin pouvoir découvrir ce haut lieu culturel de Kolkata.
Le célébrissime et historique Indian Coffee House de Kolkata
Je suis frappé par l’agencement de la salle si différente de tous les Indian Coffee House que j’ai fréquentés au cours de mes quinze ans de pérégrinations en Inde. Il y a même un balcon avec des loges d’avant-scènes, comme dans un théâtre !
Les serveurs ne dérogent pas à la règle habituelle : tout de blanc vêtus, y compris leur turban, mais maculés de taches de sauces et de crasse qui semblent incrustées dans le tissu au point d’en faire la marque de fabrique confirmant l’authenticité de ce lieu ethnique.
Je prends place à une table, et j’attends, j’attends, j’attends, tandis que les serveurs passent et repassent sans sembler me voir.
A observer la salle et ses clients, je comprends qu’il faut aller commander son plat au comptoir. La carte proposée est d’une indigence incontestable. Peu de choix et aucune originalité, et surtout pas de spécialité du Bengale. Tant pis, je me contenterai d’un banal Chili chicken et de deux « special » coffee. Ces derniers, de bonne taille et forts en goût, me feront oublier la frustration du plat de poulet.
Quand le corps reprend ses droits…
Je me mets en chemin vers la maison de Tagore, et, subitement, je sens des gaz qui gargouillent dans mon ventre. Je suis dans la rue, en plein vacarme, personne ne m’entendra si je les laisse sortir. D’ailleurs ils ne me demandent ni mon avis ni mon accord et se précipitent vers la sortie sans mon autorisation préalable. Mais au bout de quelques pas, je sens une moiteur entre jambes…
– Oh ! Non, pas la tourista ! Pas maintenant ! Ce n’est ni le lieu, ni le moment. Qu’ai-je donc mangé ou bu ? Ce n’est pas possible que ce soient déjà les effets du chili chicken…
Chaque pas est un vrai supplice car il s’accompagne d’une émission de ce que je pense être seulement un gaz. Mais il n’en est rien…
Je parviens enfin à la maison de Tagore où Matthieu– on le comprend – ne m’a pas attendu…
Bon sang, mais où se trouvent les toilettes ?
Matthieu arrive enfin et m’indique les « commodités ». Il était temps…
Je ne raconterai pas ici les détails mais je me trouve dans une situation pour le moins inconfortable. Toutefois je ne me sens pas assez intime avec Matthieu pour lui faire ce genre de confidence. Donc j’effectue la visite de la Maison de Tagore le mieux que je peux, en priant tous mes saints français et mes divinités hindoues et bouddhistes que la situation ne s’aggrave pas.
Pourtant le Lonely Planet signalait tout le contraire : « la salle sans prétention »… Moi, je l’ai trouvée extraordinairement originale ou bien, ajoute le Lonely Planet, « ce glorieux passé fait oublier le café trop clair ! » alors que je l’ai trouvé excellent ce café, moi qui l’aime fort.
J’aurais l’occasion d’y revenir le lendemain à l’ouverture, c’est-à-dire vers midi et me faire rabrouer sèchement au comptoir : Va t’asseoir, ils – les enturbannés crasseux – passeront prendre ta commande. OK, je suis bien en Inde, contrée de paradoxes et de contradictions. Hier c’était une règle, aujourd’hui c’en est une autre complètement opposée…
J’adore ce lieu, très intéressant, empli de sérénité, accompagné par une musique apaisante diffusée en sourdine sur tout le parcours qui retrace les événements majeurs et les voyages du poète-philosophe à travers le monde.
Je voudrais photographier Matthieu avec un buste du Grand homme en arrière plan, afin de souligner leur ressemblance, mais mon compagnon me signale qu’il est absolument interdit de faire des photos… Encore une frustration !
Lokenath Baba, le saint vénéré du Bengale
A la sortie, toutes les ruelles avoisinantes sont occupées par des boutiques de statues de marbre blanc immaculé. Il y en a de toutes les tailles, représentant les dieux hindous ou bouddhistes les plus notoires, et même des Jésus et des Vierges Marie. Mais aussi de nombreuses représentations de Lokenath Baba.
Je suis touché par la sérénité qui émane du visage et de la stature de ce Sage et je déclare à Matthieu :
– Je reviendrai demain matin, je voudrais m’acheter une statue de ce Saint du Bengale – dont l’histoire m’interpelle dans mes croyances et convictions –
– Pourquoi attendre demain, puisque nous sommes-là aujourd’hui ?
Sagesse indienne. Mais je n’ai pas envie de lui parler de l’état de mon caleçon… Je biaise tant et plus, mais il insiste et entreprend de me conduire dans une boutique. J’y trouve très vite une statue qui me conviendrait si ce n’était le prix. Je n’ai aucune idée de ce que peut réellement valoir une telle statue. Je n’ai pas envie d’acheter n’importe laquelle, à n’importe quel prix pour le contenter, ni de lui confier ma situation inconfortable entre jambes… Car je ne pense qu’à rentrer me nettoyer au plus vite et surtout à éviter un nouvel épisode de fuites
Hélas, à peine a-t-il démarré qu’il me demande – je devine seulement – où exactement je veux me rendre. Manifestement il connaît le quartier, au moins de nom, mais pas ma rue et surtout il se révèle incapable de trouver son chemin pour s’y rendre.
Je ressens à nouveau un moment d’affolement car le chauffeur, tout en râlant et en me reprochant de ne pas pouvoir lui indiquer son itinéraire, continue tout de même à rouler, emporté par le flot démentiel de la circulation nocturne.
J’ai un éclair de lucidité et je lui montre les indications de mon GPS, mais il ne sait pas les lire et me demande de le guider ! La situation est complètement Ubuesque.
Soudain, après avoir roulé un certain temps sous mes indications, il refuse brusquement de les suivre. Il semble avoir un point de repère avec le tram qui roule juste devant nous, mais il le dépasse et fonce dans la nuit, droit devant, alors qu’il aurait dû bifurquer à gauche. Comme je continue à suivre l’itinéraire de mon GPS, je m’aperçois qu’il ne va absolument pas dans la bonne direction. Je le lui dis, mais il bougonne et continue sa route, klaxonnant lui aussi comme un dément. Les sièges sont défoncés et l’ensemble de la voiture serait bon pour la ferraille, mais le klaxon fonctionne à merveille dans sa toute-puissance au sens propre comme au figuré.
Subitement, il se gare et me lance : On est arrivé ! Tu es à Ballygunge.
Mais ce secteur est très vaste, je ne sais absolument pas où je suis, ni où se trouve ma rue. Lui non plus d’ailleurs, et il refuse catégoriquement de chercher et de m’amener à bon port. Cela ne l’empêche pas – un comble ! – de me demander deux cents roupies de plus que le prix annoncé lorsque nous sommes partis.
Je lui remets la somme convenue et pas une roupie de plus.
– Non, non, je préfère prendre mon temps, comparer les prix dans d’autres magasins. Je reviendrai tranquillement demain.
– Ce sera partout la même chose…
Je crois entendre Akshai qui me tient ce genre de discours à chaque fois qu’il m’accompagne dans mes recherches.
Je ne sais pas si c’est une spécificité culturelle ou un trait de caractère de l’homme indien, mais il semble que ce soit inconvenant d’aller de boutique en boutique pour regarder, demander les prix, comparer…
De fait, Matthieu semble très ennuyé que je dérive ainsi d’échoppe en échoppe. Il souhaite entamer des négociations mais je l’en empêche car une fois le processus de marchandage amorcé, cela ne se fait pas de l’interrompre et de partir voir ailleurs.
– Mais ici, c’est moins cher…
– Ce n’est pas le prix qui me décidera mais la qualité artistique de la sculpture, même si je dois payer deux cents roupies de plus… Je préfère retourner au premier magasin…
Je me décide pour un Lokenath Baba pour lequel mon compagnon mènera à son terme une négociation acharnée mais toute en douceur, diplomatie et sourires. Je reconnais bien là le Malayalee.
Il se révèle ensuite d’une aide précieuse pour discuter au téléphone avec un cab qui s’est garé juste sous l’arche dominée par le buste de Rabindranath Tagore, alors que je me trouve moi-même sur le côté opposé. Comme le chauffeur ne veut rien entendre pour venir me récupérer sur le bon côté de l’avenue, Matthieu entreprend de nous faire traverser. C’est une telle épopée, qu’au moment où nous arrivons près de la voiture, celle-ci démarre sous nos yeux ébahis.
Comme à l’accoutumée, le bonhomme n’a rien compris ou n’a pas voulu comprendre car cette fois, Matthieu a pu s’adresser à lui en hindi.
Matthieu interpelle un taxi jaune et je m’effondre littéralement sur le siège complètement défoncé de la déplorable voiture. C’est la guimbarde la plus pourrie de tout mon séjour, mais je suis trop content de n’avoir pas à faire le parcours à pied jusqu’à mon logement.