Alexandra David-Néel raconte le bouddhisme tibétain dans son œuvre. Un extraordinaire vent de volonté, d’aventure, d’énergie, de fougue, de folie, de mysticisme.
je reste ensorcelée… On dit « le Tibet » presque à voix basse, religieusement, avec un peu de crainte… Oui je vais en rêver longtemps… toute ma vie, et un lien restera entre moi et cette contrée des nuages et des neiges…
Alexandra David-Néel
J’ai lu, – et relu plusieurs fois – pratiquement toute l’œuvre d’Alexandra David-Néel. Il souffle un extraordinaire vent d’aventure, d’énergie, de fougue, de folie, de mysticisme à travers ses écrits.
Son écriture reste très académique et serait presque lassante si nous ne découvrions pas des descriptions de paysages époustouflants, des personnages terrifiants, mystérieux, ou attachants, et, par dessus tout une femme exceptionnelle au caractère bien trempé, n’ayant peur de rien, même des attaques de brigands, mais qui ne manque pas d’humour, même dans les pires circonstances.
Si vous n’avez pas le temps, ni l’envie de lire l’ensemble de son œuvre, je vous recommanderais de lire trois ouvrages majeurs :
Au Pays des brigands gentilshommes
Voyage d’une Parisienne à Lhassa
Mystiques et magiciens du Tibet.
Voyage d’une Parisienne à Lhassa
Dans Voyage d’une Parisienne à Lhassa, Alexandra David-Néel, raconte, toujours avec la même verve et le même humour, comment elle parvint, à force d’obstination, à entrer « au pays des neiges », alors interdit par les Anglais.
Si vous n’avez pas lu cet ouvrage, je vous livre ici quelques extraits qui, très certainement vous en donneront l’envie.
Dès les premières pages, le ton est donné :
« Qu’avais-je osé rêver ? Dans quelle folle aventure étais-je sur le point de m’engager ? Je me rappelais celles qui l’avaient précédée, le souvenir me revenait de fatigues endurées, de dangers courus, d’heures où la mort m’avait frôlée. C’était cela encore et bien pire qui m’attendait… Et quelle en serait la fin ? Triompherais-je, arriverais-je à Lhassa, riant de ceux qui ferment le Thibet ? Serais-je arrêtée dans ma route, ou, vaincue pour jamais, finirais-je au fond d’un précipice, sous la balle d’un brigand, ou bien, emportée par une maladie au pied d’un arbre ou dans une caverne, comme une bête des forêts ? Qui pouvait le savoir ? »
Sa détermination à parvenir à braver les anglais est sans faille :
« A la fin, quand tous eurent clairement compris qu’à moins de me tuer, ils ne m’empêcheraient pas d’aller à Jakyendo, ils se résignèrent. »
« Mais je ne permis pas à ces pensées lugubres de me dominer. Quel que dût être l’avenir qui m’attendait, je ne reculerais point. “Arrêtez-vous ici ! N’avancez pas plus loin !…” Tel était l’ordre étrange qu’une poignée de politiciens occidentaux, se substituant au gouvernement de la Chine, se permettaient d’intimer, aujourd’hui, aux explorateurs, aux savants, aux missionnaires, aux orientalistes du monde entier, à tous, sauf à leurs agents qui parcouraient librement le pays toujours dénommé “interdit”. Quel droit avaient-ils d’ériger des barrières autour d’une contrée qui, légalement, ne leur appartenait même pas ? De nombreux voyageurs partis pour Lhassa et contraints de rebrousser chemin s’étaient résignés, acceptant leur échec, moi je relevais le gant. “On ne passe pas ici !…” Deux fois je me l’étais entendu dire, et je riais, maintenant, à ce souvenir, toute seule dans la nuit, au milieu de la brousse. “On ne passe pas !” Vraiment ? – Une femme passerait. »
Au pays des brigands gentilshommes
Ce volume relate le récit de son premier voyage vers Lhassa, depuis le monastère de Koum-Boum jusqu’à Jakyendo. Elle nous entraînera, à travers des paysages fabuleux et nous fera partager ses rencontres hors du temps. Un récit haletant dans lequel chaque page nous entraîne à continuer sur la page suivante.
« Débouchant dans une merveilleuse clairière où une rivière limpide s’étale formant un petit lac (…) de tous côtés s’élèvent de hautes montagnes couvertes de majestueux sapins et, dans les échancrures des cimes, apparaissent des pics neigeux (…) et moi, l’incorrigible amoureuse de la nature, j’ai grande envie de m’arrêter dans ce site grandiose pour l’admirer à loisir.
Nous camperons donc. Ce n’est pas prudent, nous le savons. Faute de pouvoir atteindre un endroit habité, nous devrions nous cacher parmi le sous-bois, loin du sentier, et ne point allumer de lumière afin de ne pas être aperçus par les brigands qui peuvent rôder dans les environs. Mais notre voyage tout entier n’est-il pas un défi à la prudence, qu’importe un risque de plus. (…)
Nous pouvions lever le camp, nous en aller. Mais à quoi cela servirait-il ? S’il y avait, près de nous, des brigands en nombre et décidés à nous attaquer, ils nous rejoindraient facilement et nous serions en plus mauvaise posture pour nous défendre sous le couvert de la forêt, que dans cet endroit dégagé où nous pouvions voir venir l’ennemi de loin.
Et puis, la lune se leva, fit une tache d’argent dans le petit lac, la pointe aiguë d’un pic neigeux se mit à scintiller dans le ciel au dessus des montagnes sombres : tous mes raisonnement sombrèrent dans l’extase où j’entrai. Nous restâmes. »
« Je me heurtais contre des rocs aigus, je me déchirais les mains et le visage aux épines des taillis, je ne m’en apercevais pas, roidie, hypnotisée par ma volonté de réussir. »
Cheminant, à pied, à travers de somptueux paysages qui ne semblent pas de Terre humaine.
Je ne sais plus dans quel livre ou lors de quel entretien elle déclare qu’en contemplant l’époustouflante beauté de l’Himalaya, elle n’a pu refréner la pensée que nous pouvons « aller nous rhabiller » – ce ne sont pas ses mots – avec nos Alpes et nos Pyrénées. Mais lorsque je suis arrivé moi-même dans ces régions himalayennes de l’ouest, lors de mon premier voyage au Ladakh, c’est exactement ce qui m’est venu à l’esprit.
« Pendant des jours, nous marchions dans la demi-obscurité d’épaisses forêts vierges, puis, soudain, une éclairicie nous dévoilait des paysages tels qu’on n’en voit qu’en rêve. Pics aigus pointant haut dans le ciel, torrents glacés, cascades géantes dont les eaux congelées accrochaient des draperies scintillantes aux arêtes des rochers, tout un monde fantastique, d’une blancheur aveuglante, surgissait au-dessus de la ligne sombre tracée par les sapins géants.
Nous regardions cet extraordinaire spectacle, muets, extasiés, prêts à croire que nous avions atteints les limites du monde des humains et nous trouvions au seuil de celui des génies. »
« Peu de paysages possèdent à un égal degré la majesté sereine et charmante que respire la vallée du Nou tchou. De grands sapins solitaires déssinaient leur silhouette imposante sur un arrière-plan de feuillage automnal dont l’or imitait un fond de mosaïque byzantine. Des cyprès s’alignaient en avenue mystique, close, au loin, par la ligne turquoise de la rivière. Un air de gracieux mystère enveloppait toutes choses. Il me semblait marcher à travers les images d’un vieux livre de légendes et je n’aurais été que modérément étonnée, eussé-je surpris un conciliabule d’elfes siégeant sur les rayons du soleil, ou atteint le palais de la Belle au bois dormant. »
« L’automne est paré, dans ce pays, de tous les charmes juvéniles du printemps. Le soleil matinal enveloppait le paysage d’une lumière rosée qui répandait la joie depuis la rivière aux eaux moirées opalines et vert clair, jusqu’à la cime des hautes falaises rocheuses sur lesquelles quelques rares sapins se dressaient en plein air d’un air triomphant. Chaque caillou du chemin paraisait jouir volupteusement de la chaleur du jour et babillait sous nos pas avec des rires étouffés. Des arbrisseaux minuscules croissant sur les bords du sentier imprégnaient l’air d’un violent parfum aromatique. »
« C’était un de ces matins où la nature nous ensorcelle avec sa trompeuse magie, où l’on s’abîme dans la béatitude de la sensation, de la joie de vivre. »
« Comment exprimer ce que je ressentais à ce moment ? C’était un mélange d’admiration et d’angoisse, j’étais à la fois émerveillée, stupéfaite et terrifiée. Soudainement, un formidable paysage, qu’enfermés dans la vallée nous n’avions pu entrevoir, se révélait à nous.
Imaginez une immensité couverte de neige, un plateau terminé très loin, à notre gauche, par un mur vertical de glaciers glauques et de pics drapés de blancheur immaculée. A notre droite, une large ondulation de terrain, bordée par deux chaînes basses, montait en pente douce jusqu’à ce qu’elle se nivelât, à la ligne d’horizon avec les sommets qui l’encadraient. »
Huit mois d’un terrible et enivrant voyage, parsemé d’embûches, de souffrances et de périls, hantée par la peur d’être découverte et de ne pas parvenir à ses fins.
« J’avais décidé de voyager nuitamment et de demeurer cachée pendant le jour (…) pour que nul ne puisse discerner de façon certaine l’endroit d’où je venais et les chemins que j’avais suivis. »
« Le jeune lama et moi avions inlassablement discuté les moyens de « disparaître », de nous débarrasser de notre entourage et de faire perdre nos traces pour changer de personnalité. »
« Qu’avais-je osé rêver ? Dans quelle folle aventure étais-je sur le point de m’engager ? Je me rappelais celles qui l’avaient précédée, le souvenir me revenait de fatigues endurées, de dangers courus, d’heures où la mort m’avait frôlée. C’était cela encore et bien pire qui m’attendait… Et quelle en serait la fin ? Triompherais-je, arriverais-je à Lhassa, riant de ceux qui ferment le Thibet ? Serais-je arrêtée dans ma route, ou, vaincue pour jamais, finirais-je au fond d’un précipice, sous la balle d’un brigand, ou bien, emportée par une maladie au pied d’un arbre ou dans une caverne, comme une bête des forêts ? Qui pouvait le savoir ?… »
« Notre situation était terriblement angoissante. (…) il importait de nous hâter et nous n’y parvenions pas. La sensation que j’éprouvais pouvait être comparée à celle ressentie durant certains cauchemars pendant lesquels le dormeur se croit poursuivi par des assassins et s’efforce de fuir, mais ne parvient pas à remuer les jambes. »
« Si j’avais été seule, j’aurais enduré n’importe quelle torture plutôt que de m’arrêter même un seul instant et je me serais traînée sur les genoux si la force m’avait manqué pour me tenir debout ; (…) Chaque minute gaspillée diminuait mes chances de succès.»
« Soudain, nous entendîmes un bruit de voix au-dessus de nous.
Alors, sans échanger un seul mot, en proie à une panique folle, dominés par l’unique pensée de ne pas être aperçus, nous nous jetâmes hors du sentier, nous enfonçant dans les fourrés comme du gibier effaré. »
« Mais la crainte d’avoir été vue par cet homme ou par les pasteurs circulant au-dessus de nous me suggérait les idées les plus pessimistes. Je n’étais pas loin de m’imaginer qu’un nouvel échec m’attendait et que j’étais venue jusque-là, en vain, depuis le lointain Turquestan en traversant toute la Chine. »
« Bien que le temps fût précieux, je songeais à m’arrêter pour faire du thé, lorsqu’une voix sortant des ténèbres nous interpella. La terreur nous cloua sur place. Quelqu’un était là et, justement en discutant ensemble, Yongden et moi avions parlé en anglais, même parlé très haut. Cet homme invisible nous avait-il entendus ? »
Nous restons abasourdis par les épreuves endurées, en particulier les périodes de jeûne imposées par les circonstances difficiles de ce voyage.
« Le manque de provisions m’épargnait la peine de cuisiner, je n’avais qu’à faire fondre de la neige et à bouillir l’eau ainsi obtenue. Ensuite, je pouvais me coucher et penser à loisir.
J’imaginais quelques-uns de ceux que je connaissais se trouvant à ma place. Je vis les uns s’agitant, jurant, maudissant Dieu, le diable, leurs compagnons et eux-mêmes ; j’en vis d’autres en pleurs, agenouillés en priant. La plupart des uns et des autres auraient, je le savais, blâmé la complète tranquillité d’esprit qui me permettait de suivre avec un intérêt amusé la marche de notre aventure. Un vers pâli chanta, suave, en ma mémoire : “Heureux, en vérité, vivons-nous ; sans anxiété parmi ceux que l’angoisse tourmente. »
« La soupe ?… Sous quel nom pourrait-elle paraître sur une carte ? – Potage Vatel serait-il bien choisi ? – A tout hasard, je divulgue la recette. D’un sac à la mode locale la plus orthodoxe, c’est-à-dire noir à force d’être crasseux, j’extrais un tout petit morceau de lard séché, cadeau d’un fermier généreux. Mon jeune compagnon, le débite en une dizaine de menues pièces qu’il jette dans la marmite pleine d’eau bouillante, une pincée de sel ensuite, et un soupir : “Ah ! si nous avions un radis ou un navet !…” Mais ces friandises nous font défaut et les minuscules lamelles de lard à demi fondues dansent seules une gigue vivace dans le bouillon en ébullition – un liquide trouble dont l’odeur fade rappelle celle de l’eau de vaisselle. Maintenant, quelques poignées de farine délayée dans une tasse d’eau froide versées dans la marmite, et quelques minutes après, celle-ci est enlevée et posée à côté du feu. C’est le moment de se servir.
– La soupe est vraiment excellente, aujourd’hui…
– Délicieuse…
Mais en dépit de mon long séjour au Thibet, je garde encore un vague souvenir du goût de la cuisine française et j’ajoute :
– Les chiens de mon père n’auraient jamais voulu avaler un pareil brouet ! »
« Nous en étions à notre sixième jour de jeûne et, sans crainte d’être jugés gloutons, nous pouvions avouer que nous avions grand’faim. »
« Nous fûmes invités à nous asseoir et à tendre nos bols que la maîtresse du chalet remplit de soupe.
Quelle goût avait celle-ci ? Je ne m’en rendais point compte. Une sensation étrange m’avait envahi : il me semblait que du tréfonds de mon corps, des êtres se levaient et se ruaient vers ma bouche pour se repaître de l’épaisse bouillie que j’avalais avidement. »
« Je m’endormis pourtant bientôt, tenant ma bouteille en caoutchouc étroitement serrée entre mes bras, sous ma robe, non certes pour qu’elle me réchauffât, mais par un renversement inusité de nos rôles, afin d’empêcher le liquide qu’elle contenait de geler. »
Pour enfin, après maintes difficultés, après mille ruses, parvenir à entrer dans Lhassa.
« En vérité, nous ne prenions pas très au sérieux notre rôle de mendiants, bien qu’il nous procurât parfois d’assez notables profits. […] Maintes fois, les aumônes vinrent à nous sans avoir été sollicitées.
Jamais de toute ma vie je n’avais fait un voyage aussi peu coûteux. Yongden et moi riions souvent, le long des routes, en nous remémorant les détails que nous avions lus dans les ouvrages des explorateurs, concernant les nombreux chameaux, yaks ou mules composant leurs caravanes, les centaines de kilogrammes de vivres qu’ils transportaient au prix de dépenses considérables et, tout cela, pour échouer plus ou moins près de leur but. »
« Le soir, près de nous endormi dans notre taudis, je demandai à mon fidèle compagnon de route :
– M’est-il permis, maintenant, de dire que nous avons gagné la partie ?
– Lha gyalo. Dé tamtché pam ! Répondit-il, mettant dans son exclamation en sourdine toute l’allégresse dont son cœur débordait : Nous sommes à Lhassa ! » (C’est-à-dire : « Les dieux triomphent, les démons sont vaincus ! »)
« Du haut du grand escalier extérieur, je regardai longuement le paysage magnifique offert par Lhassa étendue à mes pieds avec ses temples et ses monastères, pareille, vue de si haut, à une mosaïque blanche, rouge et or, dont les sables et le mince ruban azuré du Kyi tchou formaient la bordure lointaine.
Dans un site semblable, des peuples occidentaux bâtiraient, pensais-je, une cité magnifique. Et mentalement, j’évoquais de larges avenues, des monuments, des parcs, occupant l’espace devant moi. Mais, doucement impérieuse, la réelle Lhassa, minable et fastueuse à la fois, se superposait sur le mirage de la ville moderne et le dissipait.
Que les dieux du Thibet lui épargnent les “gratte-ciel” et les jardins savamment dessinés. Assise entre ses montagnes nues, parmi les sables et les galets, la Rome lamaïste, sous son ciel lumineux, est belle et grande à sa manière. »
« Il me restait encore à accomplir le long trajet de Gyantzé à la frontière indo-thibétaine à travers de hauts cols et des plateaux arides balayés par un vent glacé, mais l’aventure était terminée.
Seule dans ma chambre, avant de m’endormir, je criai pour moi-même !
Lha gyalo ! Les dieux ont triomphé ! »
« Je quittai Lhassa aussi paisiblement que j’y étais arrivée sans que personne se fût douté qu’une étrangère y avait vécu au grand jour pendant deux mois. »
« Et maintenant que dix mois d’expérience m’ont permis d’apprécier les joies comme les privations et les fatigues de cette vie pittoresque, je l’estime la plus délicieuse que l’on puisse rêver et tiens pour les plus heureux jours que j’aie jamais vécus, ceux où, mon misérable baluchon sur le dos, j’errais par monts et par vaux au merveilleux “Pays des Neiges”. »